Écorces
Georges Didi-Huberman
compte rendu de lecture

Guylaine Dartevelle, chercheur MSH PN, 
membre associé GERPHAU UMR CNRS 7218 LAVUE

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Écorces
Georges Didi-Huberman
Les Editions de Minuit
80 pages
 – 2011

Paradoxalement, par ce modeste livre (rare dans la bibliographie plutôt prolifique de cet auteur), en taille en tous les cas (80 pages), l’historien d’art Georges Didi-Huberman signe non seulement un essai paradigmatique, une leçon de méthode et comme il le nomme lui-même un « récit-photo ».

Jusqu’ici rien que de très « normal » pour cet auteur éclectique coutumier de l’approche de sujets dits « difficiles » : l’hystérie, la peste, l’empreinte, la figuration, l’holocauste… mais c’est un retour, un détour, une exploration quasi « clinique », « une archéologie du présent »1 des lieux de la mort, de lieux où certains de ses ancêtres ont péri, ici-même, à Auschwitz.

De « l’écorce » à Écorces
À travers 19 stations2 (et 19 photographies n&b), l’ouvrage composé comme une espèce de chemin de croix ou de pèlerinage, nous conduit à déambuler à travers lieux, objets, points nodaux, symboles : comme Écorces, Barbelés, Mirador, Porte, Stèles, Fleurs, Lac, … les première et dernière séquences Écorces, venant symboliquement enclore l’ouvrage. C’est une dialectique du regard : regarder à terre, lever les yeux, fouiller du regard les interstices, perdre son regard dans le lointain, cet « horizon menteur » comme le précise l’auteur. Ce sont les images le fil directeur, la direction, dans la mesure où l’image ici est une écorce/interface, pensée, entre la réalité sensible et le mensonge.

Le « totem » symbolique, l’Écorce, apparait à la page 9 sous la forme d’une sorte de « triptyque » : calciné, déchiqueté, arraché : ces trois lambeaux de chair végétale proviennent des bouleaux de Birkenau [Birken, bouleaux]. Ce sont des déjections, des apories, des squelettes figurés ; la dernière photo reprend ce leitmotiv de l’écorce à travers une surface de bois. « Scortea » selon les médiévistes, ce manteau de peau, qui conduira l’auteur à qualifier sa démarche de « pelliculaire » [l’occurrence photographique n’étant pas loin]. Un mutisme devant l’horreur et du « cri » impossible le conduisant à une sorte de mue.

Puis, l’auteur nous avertit, presque au milieu de l’ouvrage, à la croisée d’une sorte d’ « urgence » : « A partir de ce moment, j’ai pratiquement photographié toute chose à l’aveugle » ; on en déduit que la photographie a opéré ce travail mnémonique [du deuil] ; que le médium a été approché, rapproché par l’auteur comme dans une contenance, « à l’aveugle » un mémorandum.

« Un texte en suspens »
Précédé par ses travaux qui ont fait polémique sur des images de Sonderkommandos (2003), l’auteur se fonde sur «la forme » comme objet de connaissance, dans ces lieux de l’impensé pour investir l’image de toute sa force dialectique. C’est page 45 que l’auteur explique et s’explique sur le crématoire V, ces lieux de mémoire convoqués par des « Stèles » où s’insèrent trois des photographies. Inévitablement, se confrontent, et se complètent ici les différentes approches de l’irreprésentable [Lanzmann].

« De ce dortoir de briques, de ces sommeils menacés, nous ne pouvons vous montrer que l’écorce » ainsi résonne à notre oreille, pour la première fois ce mot : Écorce, c’était en 1955, Alain Resnais venait de réaliser le film « polémique» Nuit et Brouillard, le nom donné aux déportés par les nazis : les NN (Nacht und Nebel).

Près de soixante ans se sont écoulés entre la première occurrence et celle du titre de l’ouvrage de Georges Didi-Huberman. Nous sommes passés de l’écorce au sens d’un concept, aux Écorces au sens d’une matérialité, d’une image dialectique : ces écorces des bouleaux (Birkenau) sont vivantes, souffrantes.

« C’est un moment d’archéologie personnelle »
Georges Didi-Huberman rappelle : « Il faut regarder comme regarde un archéologue » ; mais ici l’historien d’art s’est hasardé hors les murs des musées, couvents, bibliothèques il a arpenté Auschwitz-Birkenau (au péril d’un deuil collectif) ; dans cette quête, seuls subsistent les lieux et les choses dans leur blessure.

Cette « durée » de la douleur qui signe la permanence matérielle se nomme : choses : portes, poutres, latrines, béton, sols, toutes ces choses rémanentes de l’industrie. « Un camp de concentration se construit comme un stade ou un grand hôtel » nous a rappelé Nacht und Nebel.

Mais cette matérialité, cette « étable à humains », ce lieu d’abjection servent ici de « forme », de support, de contenant. Rappelant tour à tour les travaux de W. Benjamin [Fouille et souvenir], de Freud, de Warburg, l’auteur ne s’est pas caché d’avoir « approché » ces lieux dans l’idée de l’Atlas ; tentant ce paradoxe : « l’archéologie n’est pas seulement une technique pour explorer le passé, mais aussi et surtout une anamnèse pour comprendre le présent ».


1. « Cher découvreur, cherche partout dans chaque parcelle du sol ». Lettre en yiddish de Zalmen Gradowski [Sonderkommando], 6 septembre 1944, Auschwitz-Birkenau.

2. Les titres de ces « scansions » ne sont pas nommés dans le corps du texte mais dans la table des matières, in fine.

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