Gare de déportation de Bobigny
Du diaphragme d’un pont, Passerelle de la cécité
Guylaine Dartevelle

Mark Rothko – Untitled
Durant l’été 2013, je me suis rendue à deux reprises à la Gare de déportation de Bobigny, dans la banlieue parisienne (93). Lieu de départ des convois de déportation vers les camps de la mort. Si la première fois le filet de l’émotion empêchait de voir, de comprendre, la deuxième fois j’ai eu le temps de circuler dans les environs, de regarder les voies, les abords. D’écouter le passage strident des trains.
Je l’ai fait depuis un « pont ». De ce pont-passerelle la vue est « plongeante » sur la face arrière du bâtiment « de la gare de ceinture ». Encore noircie pour une part des fumées de suie des trains…Le regard se perd au loin, mais ne peut plus trouver de cohérence entre le passé et maintenant.
De cet endroit les « voies » où étaient stationnés les wagons ne sont pas visibles, elles sont le long d’un mur, comme cachées et irrévélées à nos yeux…quelques photos de grand format « scellent » le visible au sentiment anecdotique…Westerbork, un nazi qui tient un nourrisson dans ses bras pour le mettre dans un convoi…nous sommes obligés de baisser les yeux.
Une des photos était tombée ; à plusieurs nous l’avons relevée – il paraît qu’elle sert de « couverture » à des Roms qui viennent se réfugier dans ces lieux la nuit pour dormir. D’une « stigmatisation à l’autre »…
Puis cet escalier sordide, sorte d’escalier de service signalant les va-et-vient, plutôt l’aller sans le retour… une descente uniquement. L’escalier, un non-lieu, une hétérotopie du mal.
Il y a eu une « section », une amputation à vif, un anéantissement1 irréversible. Ce regard de géomètre devrait pouvoir se transformer en regard d’archéologue. Eux seuls, maintenant pourraient nous libérer de cette autre dictature : celle de l’absence de la matérialité des choses. Seule l’étude des cas pratiques de mémoire invisible des lieux extrêmes, restes, traces, défaut de traces2, preuves, voix, pathos… pourrait valoir témoignage, dans cette recherche du « dévoilement ».
Prémices de l’approche de Alètheia (ἀλήθεια), qui serait une vérité au sens du dévoilement, tout en prenant en compte que ce dévoilement est aussi celui de l’effondrement, de l’apparition, des symptômes. Cette approche mouvante se dessinant pas à pas, dans les lieux de l’impensé, vers un Hineinhorchen « écouter au-dedans »3.
…
Du haut de la passerelle une sorte de grillage s’interpose entre nous et ceux qui sont partis, un panneau indique qu’il ne faut pas toucher au fil électrique, « Danger de mort ».
…
En repartant, je me suis mise à « transfigurer » ce lieu, je lui ai donné un frère, un frère/pont. Je l’ai trouvé dans un tableau de Marc Rothko. Les rails sont devenus ce pont, entre deux rives. Celles du sang et de la cendre.
2 Philippe Mesnard, Témoignage en résistance, Stock, 2007, p.305 et suiv.
3 Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Journal 1941-1943, Seuil, 1985, p.195.