La SNCF pendant l’Occupation : méthode et paradigme d’une nouvelle approche

Charlotte Pouly1 Doctorante allocataire en histoire IDHE-Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Jusqu’aux années 1990, l’historiographie de la SNCF pendant la Seconde guerre mondiale s’est particulièrement intéressée à la résistance des cheminots2. Depuis les recherches de Kurt Schaechter3 les historiens s’interrogent sur le rôle de cette entreprise créée en 1937 dans le processus de déportation. En 1996 le Rapport Bachelier4, œuvre de commande SNCF5 réalisée au sein de l’IHTP6, offre une première étude documentaire scientifique sur le sujet. Or, à l’époque, C. Bachelier s’est principalement appuyé sur les archives d’Etat puisque seuls les procès-verbaux du CA de la SNCF étaient consultables. Enfin, en 2001, paraît l’ouvrage collectif, Une entreprise publique dans la guerre : la SNCF, 1939-19457. Cependant, cet ouvrage n’est qu’une première ébauche et la SNCF, qualifiée à tort d’ « entreprise publique », est étudiée  à travers le prisme de la Collaboration d’Etat et non pas en tant qu’objet d’étude à part entière. De fait, la Collaboration économique de la SNCF reste un terrain ouvert à la recherche dans la continuité des travaux amorcés par C. Bachelier. Aujourd’hui, toutes les archives internes de l’entreprise sont ouvertes (centres SNCF du Mans et de Béziers). Il est donc possible de saisir le rôle de chacun au sein des négociations tripartites (Allemands-SNCF-Vichy) par le croisement des archives d’Etat françaises8 et allemandes9 et des archives de la SNCF10. Nos travaux mobilisent ainsi les jeux d’échelles, le paradigme de l’individualisme méthodologique complexe et la démarche ascendante et empirique.

Au-delà du macrocosme de l’entreprise, nos recherches s’intéressent au microcosme des acteurs dans le but de restituer les jeux d’acteurs en s’inspirant du paradigme de l’individualisme méthodologique complexe11, visant à dépasser les débats entre l’holisme et l’individualisme. Ce paradigme permet de saisir les interactions entre structures et actions, entre le collectif et l’individuel, le macro et le micro, la démarche ascendante et descendante. Dans ce cas précis, l’individu est sujet-objet. De fait, nous devons adopter une vision multiscalaire pour notre objet d’étude : nos acteurs sont étudiés à différentes échelles.

Vu d’en haut, nous nous focalisons sur les dirigeants internes (Président du CA, Directeur général entre autres) et externes (les ministres de Vichy par exemple) qui apparaissent comme les décideurs. A l’échelon intermédiaire de la SNCF, les cadres supérieurs (chefs de régions, chefs des Services centraux, chefs de gares à l’échelon local) font figure de transmetteurs. Enfin, vu d’en bas, nous accordons une place importante au petit personnel faisant figure d’exécutants. Nos questionnements sur les acteurs partent du constat suivant : en haut, les décideurs disposent d’une marge de manœuvre non négligeable puisqu’ils participent pleinement au processus décisionnel. Ils font le choix de rentrer dans la wirtschaftlich Kollaboration12. A l’inverse, à l’échelle locale, les cheminots ont une marge de manœuvre réduite de par leur statut hiérarchique. Pourtant, certains font le choix du freinage voire de la résistance. Face à ce paradoxe, il convient de s’interroger sur l’intentionnalité des individus au-delà des contraintes structurelles et conjoncturelles. Ainsi, contrairement au Rapport Bachelier et à l’ouvrage collectif de l’AHICF, nous accordons une large place aux jeux d’acteurs et aux trajectoires individuelles.

Différentes échelles géographiques et administratives peuvent être analysées. Les décideurs sont étudiés à l’échelle nationale, les chefs de régions à l’échelle régionale et les exécutants à l’échelle locale. Pour ce faire, nous prenons comme échantillon la région SNCF Sud-Est, ainsi que trois gares de la région Bourgogne (Mâcon en zone sud, Dijon en zone nord et Chalon-sur-Saône sur la ligne de démarcation). Enfin, nous interrogeons également l’échelle européenne dans le cadre de l’Europe allemande des Chemins de fer puisque nos acteurs allemands et certains acteurs français (J. Bichelonne par exemple) s’inscrivent dans cet espace plus large.

Plusieurs échelles thématiques et chronologiques guident nos recherches. Sur la longue durée, nous interrogeons les relations ferroviaires franco-allemandes par le biais d’une étude de cas sur le Transsaharien et nous restituons les trajectoires individuelles de nos acteurs par l’établissement de fiches biographiques analytiques13. La wirtschaftlich Kollaboration est décrite et analysée sur trois terrains : les transports, les livraisons de matériel ferroviaire et les travaux qui symbolisent la participation active et importante de la SNCF à l’effort de guerre allemand14. Pour ces trois thèmes nous faisons appel aux méthodes d’analyse quantitative afin de mesurer le phénomène. Enfin, l’histoire sociale n’est pas oubliée puisque nous traitons également de la gestion du personnel SNCF (lutte contre les agents communistes, envoi du personnel en Allemagne …).

 

D’ordinaire, les études portant sur les entreprises et la Collaboration économique accordent une  place centrale aux acteurs étatiques et à la contrainte allemande, adoptant la chronologie de P. Burrin15 et reprenant les questionnements de R. Paxton16 qui décrit une Collaboration d’Etat illusoire. Or, en variant les échelles, en multipliant les types de sources, dans le cadre de notre démarche empirique et ascendante, et en accordant une place aux acteurs de la SNCF au même titre qu’à ceux de l’Etat, nous constatons les limites de ce modèle explicatif traditionnel. Dès lors, Collaboration d’Etat et wirstchaftlich Kollaboration peuvent être dissociées. Ainsi, nos travaux permettent une relecture de la Collaboration économique.

Traditionnellement, les travaux sur la Collaboration économique des entreprises accordent une place prépondérante aux structures (les « deux tutelles », la contrainte allemande et l’économie « dirigiste » de Vichy) et à la conjoncture (l’économie de guerre). On adopte ainsi une typologie qui oscille entre collaboration-profit et collaboration-survie17, rentrant dans le cadre d’une Collaboration d’Etat18 qui se caractérise par des accommodations19. Si le poids de la conjoncture et des structures ne doit pas être oublié, force est de constater que la prépondérance accordée à ces dernières dans les liens de causalité, résulte en partie d’un effet d’archives. En effet, de nombreuses études se fondent exclusivement sur les archives allemandes et de Vichy ce qui revient à minimiser le rôle des décideurs internes des entreprises et à surévaluer les acteurs étatiques, français et allemands, dans le processus décisionnel.

Or, avec notre grille de lecture la wirtschaftlich Kollaboration apparaît être un modus vivendi : le terrain d’entente de trois groupes d’acteurs aux intérêts divergents. De plus, la SNCF n’est pas exempte de toute marge de manœuvre. Tout d’abord, la Convention d’armistice est largement dépassée dès l’été 1940 par les Allemands et  l’Etat de Vichy mais aussi par les dirigeants de l’entreprise. Ensuite, en tant qu’entreprise d’économie mixte, dont 51% appartient à l’Etat, elle dispose d’une relative liberté face à sa « tutelle » étatique. Enfin, de nombreuses réunions décisionnelles ont lieu en marge de la Collaboration d’Etat. Nous constatons ainsi que de nombreuses décisions découlent de pourparlers directs entre l’Occupant et l’entreprise (Collaboration directe) voire entre la Deutsche Reichsbahn20 et la SNCF (Collaboration directe entre entreprises). Dans ces cas précis, Vichy ne fait que valider les décisions. A titre d’exemple, le principe de la location –et non de la réquisition- du matériel ferroviaire sous une forme contractuelle classique moyennant paiement est acquis dès le 4 août 194021 : les Allemands sollicitent la SNCF d’accord avec le Directeur général adjoint de la SNCF– Jean Berthelot- à Wiesbaden22, le Directeur général donne son accord de son plein gré puis le ministre, en dernière instance, valide cette décision dont il a été exclu. D’ailleurs, une concurrence existe entre ces deux modes de Collaboration (directe et d’Etat). Pour Vichy, la Collaboration d’Etat permet d’obtenir des contreparties essentiellement politiques et quelque peu économiques (réduction des frais d’Occupation par exemple). Cette Collaboration est illusoire et dissymétrique comme l’a démontré R. Paxton. A contrario, la Collaboration économique directe est un moyen pour l’entreprise d’obtenir des contreparties l’intéressant au premier chef. Ainsi, la SNCF devient prioritaire pour le charbon, obtient des paiements23, garde sa souveraineté et une relative autonomie face à l’Occupant et à Vichy. Les Allemands restituent une partie du matériel ferroviaire loué dès le mois de décembre 1940 et le personnel SNCF est exempté du STO dès la fin de l’année 1943.

La Collaboration économique ferroviaire ne mobilise pas les mêmes acteurs ni les mêmes enjeux que la Collaboration d’Etat décrite par R. Paxton. Les dirigeants de l’entreprise sont partie prenante dans le processus décisionnel, au même titre que les Allemands et que Vichy et cette wirtschaftlich Kollaboration  n’est pas illusoire. Nos travaux nous permettent donc une relecture de la Collaboration économique, une réévaluation à la baisse de la contrainte allemande et du poids de l’économie « dirigiste » de Vichy (dans le cas de la SNCF, le terme d’ « économie administrée » conviendrait mieux) et une réévaluation à la hausse du rôle des dirigeants internes. Il convient également de nuancer la chronologie de P. Burrin puisqu’ici nos acteurs font le choix de la Collaboration dès l’été 1940. Si les archives présentes en France rendent possible ce travail, il en est tout autre concernant la problématique des convois.

La question des convois de déportation a fait l’objet de multiples travaux (R. Hilberg24, S. Klarsfeld25, C. Bachelier et G. Ribeill26 – qui distingue les convois de déportation des convois de transfèrement franco-français). Cependant, ces études traitent essentiellement du rôle des Etats français et allemand sans réellement analyser le point de vue et le rôle de la SNCF en interne. Et pour cause, ne disposant pas, ou peu, d’archives SNCF sur le sujet27 , les chercheurs ne peuvent approcher ce thème que par le biais d’archives étatiques indirectes28. Par exemple,  nous savons que quelques dirigeants ont assisté à des réunions sans en connaître la teneur exacte. Ne pouvant pas réellement situer la SNCF dans ce processus par manque de sources, cette Collaboration est qualifiée de « technique » et le rôle de l’entreprise d’« exécutif ». En réalité, tout reste à faire s’il on considère non pas Vichy mais la SNCF elle-même en tant qu’objet d’étude à part entière. Les nombreux débats sur les réquisitions et les paiements agitent les passions sans que rien, ou presque, ne soit réellement démontré archives à l’appui. Sur ce thème, justice et mémoire semblent prendre le dessus sur les impératifs scientifiques visant la stricte connaissance historique. Il est à espérer que les archives allemandes combleront les lacunes et/ou que les recherches en cours (grand projet européen du Mémorial Yad Vaschem par exemple) permettront de faire la lumière sur ce passé, qui décidément « ne passe pas »29.

Quoiqu’il en soit, d’un point de vue strictement économique, rien ne distingue a priori les convois de transfèrement des autres transports effectués pour compte allemand ou pour le compte de l’Intérieur (même contrats, même comptabilité générale)30. Enfin, il est toujours bon de rappeler que ces transports – transfèrement et déportation- ne représentent qu’une infime partie de tous les transports effectués et rémunérés pour le compte de l’Occupant ou pour le compte de l’Etat français. Par conséquent, nous ne pouvons réduire le terrain de la Collaboration de la SNCF à cette seule problématique même si elle cristallise aujourd’hui de nombreux débats et enjeux.


1 Doctorante allocataire en histoire IDHE-Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « Des hommes et des rails. Les échelles de la Collaboration chez les dirigeants de la SNCF pendant l’Occupation, 1939-1945 », sous la dir. Michel Margairaz.

http://www.univ-paris1.fr/centres-de-recherche/idhe/equipe/pouly-charlotte/

2 Choury M., Les cheminots dans la bataille du rail, Perrin, 1970 ; Durand P., La SNCF pendant la guerre : sa résistance à l’Occupant, PUF, 1968.

3 Il découvre en 1992, dans les archives départementales à Toulouse, des factures estampillées SNCF pour le règlement des convois de « transfèrement » (de la zone sud à la zone nord).

4 http://www.ahicf.com/ww2/rapport/av-propos.htm

5 De l’aveu même d’H. Rousso, directeur des recherches de Christian Bachelier à l’IHTP.

6 http://www.ihtp.cnrs.fr/

7 PUF, 2001. Publication faisant suite au colloque organisé par l’AHICF en l’an 2000. http://www.ahicf.com/

8 Archives en France : AN (F1a, F7, F12, F14, F22, F37, F60, 72AJ, AG, AJ38, AJ40, AJ41, AP, 3W, BB18, Z6), CAC, SHD, CAEF, PP, BDF, AD (Séries W et J).

9 Archives allemandes : Barch (R5, R4304, R124, R2), MA (RW19, RW35, RW18, RH4, RWD 15).

10 Archives SNCF : Le Mans (20LM, 25LM, 26LM, 41LM, 44LM, 45LM, 68LM, 118LM, 138LM, 187LM, 202LM, 204LM, 238LM, 241LM, 242LM, 266LM, 375LM, 390LM, 505LM, 649LM, 678LM, 751LM), Archives du Personnel à Béziers.

11 Dupuy J-P., « Vers l’unité des sciences sociales autour de l’individualisme méthodologique complexe », 2004.

http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RDM_024_0310

12 Ce concept implique selon nous deux formes de Collaboration économique, différentes mais complémentaires. A l’échelle des Etats, il désigne la Collaboration économique entre la France de Vichy et l’Allemagne nazie dans le cadre de la Collaboration d’Etat. A l’échelle des entreprises, il désigne soit une Collaboration directe entre entreprises de part et d’autre du Rhin, soit une Collaboration directe entre entreprises françaises et acteurs étatiques allemands.

13 Pour les décideurs internes et externes et pour les cadres intermédiaires SNCF.

14 Nos travaux quantitatifs aboutissent au résultat suivant : en moyenne, sur toute la période, 90% des transports effectués par la SNCF sur le sol français le sont pour compte allemand. Ainsi, sa mission de service public (assurer les transports marchandises et voyageurs français) semble être sacrifiée au profit d’une prérogative commerciale, plus avantageuse économiquement.

15 Burrin P., La France à l’heure allemande, 1940-1944, Seuil, 1995. Il décrit ainsi un patronat ayant une attitude réticente en 1940 et plus souple en 1941.

16 Paxton R., La France de Vichy, Seuil, 1973.

17 Termes employés par H. Rousso.

18 Terme de R. Paxton.

19 Terme de P. Burrin.

20 Homologue allemande de la SNCF.

21 Principalement : Note de Goursat à Göritz, 20 juillet 1940, 72AJ/475, AN ; Note de Berthelot au Service central du Mouvement SNCF, 26 juillet, SNCF, Le Mans ;  Lettre de Le Besnerais à Paquin, 3 août, AJ41/2121, SHD ;  Lettre de Paquin à Le Besnerais, 7 août, 26LM21, SNCF, Le Mans ;  Lettre de Berthelot à Paquin, 8 août, AJ41/2121, SHD ;  Lettre de Paquin à Berthelot, 9 août, AJ41/2121, SHD. Egalement d’autres lettres échangées entre Paquin, Berthelot, Le Besnerais, Claudon et  Goursat du 31 juillet au 7 août 1940, 26LM21, SNCF, Le Mans.

22 Lieu de débats et de négociations entre les commissions françaises et allemandes chargées de rendre applicable et de faire appliquer la Convention d’armistice qui est un texte théorique.

23 Nos travaux quantitatifs aboutissent aux résultats suivants : pour les transports allemands (tous types, périodes et zones confondus) la facturation est d’environ 30 milliards de Fr. (Francs 1999). La SNCF a perçu près de 90% de cette somme à la date de l’armistice. Pour la location de matériel, elle a facturé 374 millions de Fr. (Francs 1999) à la DB. Elle a perçu un peu plus d’1/3 de cette somme à la date de l’armistice.

24 Hilberg R., La destruction des juifs d’Europe, Tome II, Gallimard, 2006.

25 Klarsfeld S., « L’acheminement des juifs de province vers Drancy et les déportations », in « Une entreprise publique dans la guerre, la SNCF, 1939-1945 », AHICF, 2001, p. 143-159.

26 Ribeill. G, « Le rôle de la SNCF dans la déportation des juifs en 1942 », in La vie du rail, N°3056, juin 2006, p. 9-11 ; dossier « SNCF et déportation », in Historail,  n°4, janvier 2008, p. 34-87.

27 Seul l’historique de la délégation technique de la SNCF à Vichy est présent au centre d’archives SNCF du Mans concernant ce thème.

28 Des archives des services de l’Intérieur et des services allemands sont présentes aux Archives nationales et aux archives du CDJC.

29 Conan E., Rousso H., Vichy un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.

30 C’est ce qui ressort de nos recherches en cours mais il faudrait pouvoir le démontrer avec exactitude.


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4 réflexions sur « La SNCF pendant l’Occupation : méthode et paradigme d’une nouvelle approche »

  1. Bonjour, et… merci d’avoir rappelé le rôle de l’ami Kurt Werner Schaechter. Pour celles et ceux qui travaillent encore sur la question je signale que ses archives, bien inventoriées, sont consultables à la Hoover Institution (Stanford).
    Cordialement

  2. Monsieur,

    Inutile de me remercier, il me semble normal de rappeler les personnes qui ont tavaillé sur ces sujets et leur rôle (K.W Schaechter mais aussi Christian Bachelier). Je vous remercie pour l’information, j’ai déjà l’inventaire chez moi!

  3. On vous aura mal informée, Charlotte : en aucune façon, l’ami Kurt n’a travaillé sur ces sujets -il demandait « seulement » que les historiens fassent leur travail ! Mais cela lui aura valu de leur part des haines, et des procédés de diffamation, que je n’aurai pas ici la cruauté de rappeler…

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