Patrimoine de l’intranquillité

Guylaine Dartevelle – Chercheur MSH Paris Nord1

Comment nommer ici, « Ce presque rien arraché à l’abîme »2.  Fait-il partie de notre tâche3 mémorielle, ou l’histoire d’un être n’appartient-elle qu’à un être ?

Nous savons que les éléments patrimoniaux ne sont pas comme nous voudrions qu’ils soient, que les sources primaires qui émanent du bâti sont arbitraires : nous devons accepter que nous ne pourrons approcher, et beaucoup plus rarement  atteindre  l’intelligible que par des « traces », collectées au hasard de recherches « archéologiques »4 où même les déchets peuvent prendre place.

Cet arbitraire, qui est par ailleurs le marqueur, certes apparemment « immatériel », la clé de voûte de la relation entre le signifiant et le signifié, contraint à la pénétration d’une zone composée de tripes, de fantasmes et de miasmes. Les nôtres. Les protagonistes du tableau de Velasquez Las Meninas5 nous voient tandis que nous les regardons. Cette réciprocité nous invite à penser l’œuvre patrimonialisée à partir d’une démarche regardante dans son intégralité/ intégrité/ universalité même, qui implique le recours aux sciences humaines et sociales : penser, dire écrire – regarder, voir, lire. Dépeindre, se faisant au prix d’un dé-crire/crier, surtout là où « les ruines du temple du visible »6 gisent éparses maintenant.

Surviennent ensuite d’autres groupes ou sous-groupes de la disruption, de l’alerte : Innamoramento7 avec Daniel Arasse, l’Accident souverain avec Georges Didi-Huberman8, Le presque rien avec Marcel Cohen, Le fileté des bombes échappées de « Bomber » de Gerhard Richter (Dresde)… ces images sont universelles, intimes, infimes, permissives, incertaines. Elles nous invitent à douter de nos certitudes.

« Sortons du cadre »9. Belle recommandation pour celui qui va vers l’image,  l’objet ; celui pour qui le chemin, le cheminement vers la recherche, se tracent finalement assez souvent de la même manière – de question en question -, celui pour qui revêtir une identité pour trouver, montrer, prouver oblige, contraint… exerce l’observation entre « Eux et Nous »10…invite à une posture d’écart, de doute regardant, de comprenant, parfois d’attendant.

Que de handicaps à surmonter : voir les  choses sans s’attacher à nos effets primaires et rassurants de désir du visible11, apprendre à les considérer autrement, les toucher (alors qu’elles nous touchent aussi) à défaut de les connaître, les sentir proches de nous bien qu’elles soient lointaines, les entendre nous parler sans que nous les connaissions, en goûter même l’âpreté d’une saveur illégale. Comment nommer, évoquer, évaluer ces éléments qui appartiennent au dessin/dessein de l’inintelligible. Au détriment, il nous reste la suggestion de l’empreinte, de l’absence, la preuve en creux. Les entrailles mémorielles, le boyau.

Nous nous aidons aussi des couleurs, ces fausses amies12, signes explicites, guides de l’expression, puis de nos appareils critiques, nos méthodologies qui assoient le socle de nos réflexions, nous évaluons, évoluons. Notre honnêteté va parfois nous obliger à nous rendre aux évidences. Au lieu du discours : le silence fracassant du doute, l’accident souverain  dans certaines œuvres13, le sédiment iconique plus fort que tous les tableaux déjà vus, l’i-marge cette image à la marge… nos amers, nos repaires qui ont éclaté… un aplat de couleur rouge qui dérape et coule, un nombril qui devient œil14, une ombre qui devient la faux de la mort15, une « rampe », des « bouleaux » dans une photo qui nous suggèrent d’autre lieux funestes16… un boulevard anonyme qui prend place au rang de lieu de mémoire.

Paris XXe arrondissement Caserne / prison des Tourelles

Fig.1 – Paris XXe arrondissement Caserne / prison des Tourelles

 

Le silence devient alors plus éloquent que la parole : ce silence croisé devant un presque « monument » carcéral (Fig.1), rencontré devant un « tableau »17 : des objets-montres (Fig.2) où le temps vient de s’arrêter; ressenti au contact d’une cabane habitée d’un hameau de Roms (Fig.3)…  puisque nous archéologues, historiens d’art, côtoyons au quotidien  cette lisière : « la dualité du visible et du visuel »18.

Oradour sur GlaneMontres arrêtées 
Cliché Arno Gisinger 1994

Fig.2 – Oradour sur Glane Montres arrêtées 
Cliché Arno Gisinger 1994

Banlieue de Paris,  hameau de Roms, environs de Gagny

Fig.3 – Banlieue de Paris, hameau de Roms, environs de Gagny

Est-ce que tout « patrimoine », tout objet, tout lieu, ne devraient pas d’abord  questionner, signifier œuvre en devenir « d’intranquillité » ? En termes de scientificité  méthodologique : à fin de légitimité, reconnaissance, représentation résistantes ?

En ce sens, l’approche proposée, souhaite mettre à l’œuvre d’autres acteurs que les institutionnels, d’autres postures de recherche et d’autres modalités de « patrimonialisation ». D’autres lieux.


1 Guylaine Dartevelle, Enquête sur le paradigme archéologique, comme lisibilité des formes du processus mémoriel et méthodologie de l’indice dans l’espace urbain, passé et contemporain (XXe siècle), Etude de cas « Dora Bruder (1926-1942), fille d’immigrants juifs d’Europe centrale à Paris ». Appel à projet labellisé, MSH Paris Nord 2012 AXE n°4 : PENSER LA VILLE CONTEMPORAINE, Thème n° 1 : « Mémoire et territoires : actions, représentations, narrations ».

2 « Ce presque rien arraché à l’abîme », Le Monde, vendredi 9 mars 2013, p.5. Un chien jaune en toile cirée, le violon du père… lien sur l’article , Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Paris, Gallimard, 2013.

3 Tache mémorielle.

4 Henri-Irénée Marrou, « L’histoire se fait avec des documents », De la connaissance historique, Seuil, 1954, p. 64-91.

5 Diego Velasquez, Las Meninas, reproduction du tableau enchâssée dans l’ouvrage Les Mots et les Choses de Michel Foucault, voir Michel Foucault,  Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1969.

6 Patrick Lacoste,  Brèches du regard, Contribution psychanalytique à la culture de l’image, Circé/Poche, Paris, 1998,   p.28.

7 « Coup de foudre », voir Saint Sébastien (Antonello de Messine)

8 À propos de La Dentellière de Vermeer (Musée du Louvre), Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, éditions de Minuit, 1990,  p. 294-300.

9 Comme le maître de Diego Velasquez avait suggéré à son élève de « faire sortir le tableau du cadre ».

10 Johnny Samuele Baldi, « Eux et nous », lien sur l’article

11 Si les fameuses « conditions de mise en visibilité » telles qu’évoquées par Daniel Arasse sont présentes.  voir la vidéo

12 Poussin, lui-même n’aurait-il pas déclaré : « les couleurs dans la peinture sont semblables à des leurres qui persuadent les yeux » ?

13 C’est grâce à Georges Didi-Huberman dans sa relecture des œuvres que nous croyions connaître…Georges Didi-Huberman,, Devant l’image, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 294-300.

14 Selon Daniel Arasse dans le Saint Sébastien d’Antonello de Messine (Dresde, Alte Meister).

15Les bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin (Musée du Louvre)  Voir le tableau

16 voir les photographies réalisées à Izieu par  Dominique Gauthey dans « Comme une mémoire »… lien sur l’article

17 C’est ainsi qu’Arno Gisinger nomme ses créations.

18 Entretien avec Olivier Boulnois : Autour de l’Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel au Moyen Age Ve-XVIe siècle », vendredi 9 mai 2008 par Thibault Gress, voir l’entretien

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