Anna Juan Cantavella
Anthropologue
Docteur en anthropologie sociale et culturelle (Barcelone) (Espagne)
Docteur en Urbanisme, section architecture (Grenoble) (France)
Professeure visitante à l’Université Autonome de Barcelone (UAB) (Espagne)
Pour la Gibellina1 d’aujourd’hui l’histoire commence la nuit du 15 janvier 1968, quand un tremblement de terre de 6,7 degrés de magnitude sur l’échelle de Richter touche une des régions les plus pauvres de la Sicile Orientale. La plupart des villages de la vallée du Belice –située entre les provinces d’Agrigente, de Trapani et de Palerme– ont été touchés. En une nuit, quatre des quatorze villages de la région ont été complètement détruits : Gibellina, Salaparuta, Poggioreale et Montevago. La force de la secousse sismique a fait 370 morts, plus de mille blessés et quelques 70.000 sans-abris. Gibellina compte plus d’une centaine de morts et 90% des maisons se sont effondrées.

Dégâts à Gibellina Vecchia après le tremblement de terre de 1968 (Archive du Musée Civique de Gibellina)
La reconstruction, qui s’est éternisée durant des décennies, sera caractérisée par la mauvaise coordination et le peu de moyens. L’Inspettorato per le Zone Terremotate della Sicilia, l’organisme crée pour le Ministère des Travaux Publics pour la reconstruction, déclare la zone où se situaient les quatre villages détruits comme non-constructible et reloge les habitants dans différents baracopolis2, jusqu’à 1979, année au cours de laquelle les premières maisons sont finies.
La nouvelle Gibellina naît à 18 kilomètres au nord-ouest de l’ancien centre, à proximité de la nouvelle autoroute Palermo-Mazara del Vallo (nommée par les siciliens « l’autostrada del deserto »)3 et des voies ferrées, dans une superficie plane de 15 hectares. Elle est née de différentes conceptions qui construisent et développent un imaginaire utopique fondé sur deux axes principaux : la construction de nouvelles villes pour une nouvelle « vie à échelle urbaine », et l’Art et la Culture (avec majuscules) comme catalyseurs d’un changement vers un avenir meilleur.
Le patrimoine comme métaphore mémorielle
Métaphore de l’oubli et du désespoir juste après le tremblement de terre, un des objectifs les plus importants de la reconstruction pour le gouvernement local sera celui d’inscrire Gibellina, et avec elle la région du Belice, sur la carte de la République Italienne.

La Chiesa Madre de Gibellina de Ludovico Quaroni (Photo de l’exposition: Gibellina, un luogo, un museo una città)

Il Sisteme delle Piazze, de Laura Thermes et Franco Purini ( Photo de l’exposition: Gibellina, un luogo, un museo una città)
Pour ce faire, les notions comme ville, mémoire ou patrimoine artistique se placent au centre de la conception de la reconstruction. On peut dire que la reconstruction de Gibellina s’inscrit dans ce processus d’élargissement sémantique du mot patrimoine et elle est plutôt liée à cette volonté de création d’une identité et d’une image positive d’un certain territoire, qu’à l’articulation entre héritages matériels et références mémorielles.
Gibellina Nuova s’avère être un cas qui exemplifie très bien jusqu’à quel point les politiques patrimoniales peuvent être définies comme une « forme d’auto-marketing » (Clifford, 2007), tendant vers une relation forte entre local et global, pour essayer de situer un territoire spécifique sur le globe, à travers la mise en scène d’une « authenticité » qui le singularise. Le gouvernement local de Gibellina est bien conscient de l’importance des objets patrimoniaux pour le projet et il place dans son centre la construction d’un grand patrimoine artistique, composé d’œuvres d’art public, de sculptures, de toiles, d’installations, de pièces de théâtre et d’œuvres d’architecture postmoderne. Cet ensemble forme le musée d’art contemporain en plein air le plus grand de la Méditerranée.

Brochure touristique de Gibellina Nuova, 2005
La nouvelle ville d’après le tremblement de terre n’a presque aucun lien avec la forme urbaine et la manière de vivre dans l’ancien centre. Cependant le projet de reconstruction revendique la « récupération artistique » de la mémoire perdue lors de la catastrophe naturelle. Après la reconstruction, Gibellina sera une « ville-musée » témoignage d’un moment concret de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme italien, et même européen. Comme le signale Frazzeto (2007, 80), un des artistes qui participent à la reconstruction : « Gibellina s’est ouvert à l’architecture de qualité, en faveur du modèle ouvert de conception de la ville. Elle est la matérialisation du débat italien sur l’architecture des années 1980, ce que l’on appelle le postmodernisme ».
Le patrimoine bâti pendant la reconstruction attribue donc un nouveau statut à Gibellina qui se présente comme la pièce clé dans la reformulation de l’identité du territoire de la vallée du Belice, maintenant terre d’expérimentation où la modernité se joint à la tradition. Relié à l’enjeu politique, le projet monumental de Gibellina vise un objectif économique : le développement du tourisme culturel qui, dans le futur, doit produire un changement économique, en favorisant le secteur tertiaire au détriment du secteur primaire. Ce processus implique toute une série de relations conflictuelles entre les multiples producteurs et consommateurs de la patrimonialisation et induit un ensemble de questions auxquelles je voulais répondre tout au long de ma thèse : si le passé est toujours, comme l’assure James Clifford (2007 :113) « authentiquement refait », quelles sont et comment s’articulent les sélections, les inventions et les reformulations utilisées par le projet de reconstruction pour exprimer et activer cette nouvelle identité artistique ? Quelle est la perception des habitants de la ville et quelles sont leurs réponses à cette patrimonialisation ? Comment s’articulent les espaces de signification du projet de reconstruction avec la vie quotidienne des habitants et des touristes qui arrivent à Gibellina ? Quelles sont les conséquences économico-sociales de la construction d’une « urbanité » fondée uniquement sur une hypertrophie urbanistique et monumentale ?
Le regard ethnographique… voir, sentir, toucher…
Avec ces questions, ce qui m’intéressait était de voir comment cette ville se construisait et se coproduisait, jour après jour, à travers les pratiques quotidiennes menées à bien entre ses murs. De Gibellina Nuova, on ne montrait au monde que le projet, les rêves collectifs de changement et leurs fruits, sous la seule forme de bâtiments, de tableaux, d’installations ou de sculptures. Un regard qui, se voulant global et totalisateur, cachait une grande partie de son histoire et de sa quotidienneté derrière les objets artistiques et architectoniques. Un regard qui, loin de se vouloir combatif, élabore une stratégie fondée sur la « spectacularisation » dans le but de convertir la ville en une image complètement partielle et idyllique de sa réalité et qui, pour se faire, part d’un des principes de base de la peinture occidentale qui est selon Foucault (1999) – l’équivalence entre le fait de la ressemblance et l’affirmation d’un lien représentatif et qui, comme le signale Marin (1973, 264), a la prétention de signifier le monde qu’il imite exactement.
À la ville clarifiée par la théorie et la pratique de la conception, je voulais lui opposer la description d’une ville beaucoup plus vague où les pas devaient être plus maladroits, les visions que j’obtiendrais beaucoup plus sombres et les cartes postales que je montrerais pas aussi merveilleuses et parfaites.

visite au Cretto di Alberto Burri, été 2007 (photo de l’auteure)
En face de cette écriture totalisatrice, la mienne se voulait être un regard à ras de terre, contextualisée, volontairement partielle et décidément banale. Le triomphe de l’utopie concrète face à la réalité la plus infra-ordinaire, faite de rencontres, de promenades, de conversations, de malentendus, de visites, de restes et de traces. Mon regard se voulait proche et partiel, de l’intérieur, et montrerait une autre Gibellina, plus visible mais jamais décrite. Observer et écrire depuis les ruines, celles du projet et celles du rêve, avec pour point de départ les pratiques des individus qui composent l’espace social de Gibellina Nuova.
Afin de montrer ce panorama, je voulais faire une analyse des discours qui composent l’image connue de la ville, élaborée à travers des textes et des photographies de concepteurs et d’artistes, ainsi que de l’observation de sa réalité la plus méconnue, celle qui est façonnée par des textures et des traces. Je voulais élaborer une fresque inachevée de l’histoire de la conception de Gibellina Nuova et mettre en évidence des pratiques déterminées, des façons de faire et de raconter la ville qui ne proviennent pas des discours officiels et qui seraient sans doute très éloignées de celles que le projet proposait comme appropriées.
Pour ce faire je devais aller sur place et observer, arriver avec l’attitude naïve de celui qui ne comprend rien et regarder, écouter, sentir, toucher, marcher, parler, demander et me laisser porter par l’étrangeté. M’imprégner des pratiques quotidiennes, des rythmes ordinaires, des routines de ses habitants et partager une partie de l’existence de ces gens que je voulais comprendre. Il s’agissait de diriger en permanence mon regard –comme l’écrivait Laplantine à partir d’une réflexion de Blanchot (1998, 143-152)4– vers l’extérieur, vers ce qui se passe en permanence. Le regard ethnographe duquel je voulais partir était un regard centré sur l’observation et la description de petits événements ordinaires et la clé résidait dans l’observation de la réalité à travers les êtres humains qui la compose en prenant comme point de départ l’observation de ce que les gens font.

Conversation au Circolo Centrale de Gibellina, un espace de socialisation masculin. Janvier 2006 (photo de l’auteure)
Mon intention, au départ, vu que je pensais analyser certaines rues et places d’une grande ville, avec une structure configurée à partir de collectivités, a été celle de mener à bien une observation non obstructive, en me convertissant en une usagère supplémentaire des espaces urbains que j’allais analyser. Une participation donc qui se basait sur le devenir d’un passant supplémentaire (on participe parce qu’on observe, puisqu’il faut rappeler que nous avons décrit l’espace urbain comme un espace de visualisateurs visualisés) qui en plus d’être observé par les autres devait mener à bien une série d’observations systématiques du terrain afin de décrire les règles d’action, ses appropriations, les façons de faire de ses usagers, les caractéristiques sociales des différents personnages qui y circulent (âge, sexe, classe sociale, etc.) les changements quotidiens, etc. Une approximation donc qui s’inspire du modèle éthologique et qui voulait partir –comme l’avait déjà fait remarquer Cosnier (2001, 13)- de l’observation de situations naturelles, c’est-à-dire, des interactions observées sur le terrain. Cosnier cependant partait du fait que cette ethnographie proche de l’éthologie devait se baser sur une observation discrète dans laquelle le chercheur devait rester invisible sur le terrain et cela s’est avéré impossible : en arrivant sur le terrain, je me suis rendu compte que Gibellina, bien plus qu’une grande ville, n’était qu’un petit village sicilien dans lequel la présence d’une étrangère n’allait pas du tout passer inaperçue. L’observation non-obstructive qui caractérise les analyses théâtrales des différents espaces urbains de la ville était impossible à mener à bien là-bas. La base des relations à Gibellina se fondait sur la connaissance généralisée de tous et sur tous et moi je ne pouvais pas rester en marge. L’anonymat ici était inexistant et la participation passait par une intégration dans le réseau des relations sociales par le biais de certaines personnes et par des interactions qui provoquaient leur rencontre.
« Fréquentation profonde » : pratiques et perceptions
À cause de ma situation (je n’avais pas de bourse de doctorat et je travaillais en Espagne dans une maison d’éditions) mon ethnographie ne pouvait pas s’appuyer sur un seul séjour de longue durée sur le terrain, mais sur plusieurs visites répétées qui ressemblaient plus à ce que James Clifford a appelé fréquentation profonde (1999, 71-120) –pour reprendre le terme de Renato Rosaldo –. Pour mon cas, il s’agissait de mener à bien plusieurs visites au terrain ; passer, chaque, fois, quelques semaines à Gibellina en menant à bien un travail de terrain intensif, où les observations et les entretiens étaient au centre de mes activités journalières. J’ai divisé mon travail de terrain dans quatre séjours différents d’un mois environ. Comme je voulais saisir les changements saisonniers sur les pratiques quotidiennes de l’espace public, je devais faire tout mon possible pour que ces visites aient lieu à des moments différents. S’il y avait bien une chose que j’avais retenue de mon premier séjour c’était que la Gibellina de l’hivern n’était pas la Gibellina de l’été, moment où la plupart des émigrants rentraient pour passer les vacances avec leurs familles et amis d’enfance.
Pendant ces séjours, j’ai pratiqué l’observation participante, en m’intriquant comme acteur social à l’intérieur de différents réseaux, à travers la famille de Maria, la propriétaire du Bed & breakfast où j’ai séjourné pendant toutes mes visites, et de Fabrizio et Calogero, deux habitants de Gibellina de mon âge qui m’ont beaucoup aidé à rencontrer des gens. Le fait de résider à Gibellina m’a permis de collecter une grande quantité d’informations sur les pratiques quotidiennes et les perceptions des habitants de Gibellina envers les espaces publics monumentaux et envers le discours du projet. Ainsi, bien que la plupart de mes informations proviennent des observations des espaces publics les plus monumentaux de la ville (ceux qui avaient été décrits comme les symboles du projet de reconstruction), ma description est également très liée au fait d’avoir partagé la vie des personnes qui apparaissent dans le récit ethnographique et à toute une série d’interactions plus ou moins profondes que j’ai menées à bien lors de tous mes séjours et qui m’ont fait me rapprocher de Gibellina d’une manière que je n’avais pas prévue.
Choisir Gibellina comme terrain de travail m’a donc supposé faire oeuvre d’ethnographe classique, où l’observation participante et les interactions intensives avec les gens de la ville ont devenu la base de ma recherche. Le processus a été le processus classique : il fallait juste -comme disait Malinowski (2000)- sortir de la tente ou observer depuis le seuil ce qui se passait dehors, comme si j’étais une personne en plus dans le jeu social représenté devant moi. Le voyage m’a située à l’intérieur d’un réseau de relations auxquelles j’appartenais et pour lequel j’allais devoir me décaler de la position marginale du chercheur. En fin de compte le travail de terrain n’est rien d’autre qu’une activité de collaboration avec lui et avec les gens qui le pratiquent et l’habitent.
Références bibliographiques
CLIFFORD James, 2007. « Expositions, patrimoine et réappropriations mémorielles en Alaska », in DEBARY Octave et TURGEON Laurier, 2007. Objets & mémoires, Québec, Les Presses de l’Université de Laval, pp. 91-125.
CLIFFORD James, 1999. “Prácticas espaciales: el trabajo de campo, el viaje y la disciplina de la antropología” in Itinerarios transculturales, Barcelona: Gedisa.
COSNIER Jacques, 2001. « L’éthologie des espaces publics » in GROSJEAN, Michèle ; THIBAUD, Jean-Paul : L’espace urbain en méthodes, Parenthèse: Marseille.
JOSEPH Isaac, 1982. « L’analyse de situation dans le courant interactionniste », Ethnologie française, XII, 2, pp. 229- 233.
LAPLANTINE François, 1998. « L’anthropologie, genre métis » en De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouveaux enjeux, Paris : Armand Coli Éditeur.
MALINOWSKI Bronislaw, 2000. Los argonautas del Pacífico Occidental, Barcelona: Península.
Notes
- Sicile, Italie.
- Baraquements
- “Autoroute du désert”
- Laplantine décrira l’anthropologie comme un genre métis où le message sera donné moins par l’appropriation des différents savoirs (bien qu’un peu quand même) que par la réflexion sur la différence dont parlait Ségalen et que Laplantine proposera dans ces termes : « C’est cette idée tenace qui proclame que l’altérité est au dehors et que l’identité est au-dedans qui continue à faire obstacle au mode singulier de connaissance qui est celui de l’anthropologie pour laquelle il y a du moi dans l’autre et de l’autre dans le moi, pour laquelle il n’existe rien d’intrinsèque, rien d’inhérent, ni d’essentiel ». Cette réflexion rend possible une autre des caractéristiques de base du regard ethnographique et cette dernière est liée au fait que le regard ethnographe est toujours un regard dirigé vers l’extérieur (bien qu’il soit mené à bien de l’intériorité d’un sujet).