Eux et Nous.

Notes éparpillées sur l’imaginaire archéologique et la représentation des hommes du passé

Johnny Samuele Baldi (Archéologue doctorant Ifpo Beyrouth)

Un imaginaire qui se cherche

Au début du XIVe siècle, Simone Martini et Giotto di Bondone étaient séparés par l’âge, les traditions artistiques et l’antagonisme économique, politique et culturel entre Sienne et Florence. Le premier, siennois et plus jeune d’environ dix-huit ans, explorait des voies pour intégrer la plasticité au cadre « précieux » de l’art gothique. Le deuxième, mûri au sein du « classicisme » florentin, avait largement dépassé les normes figées et hiératiques de la peinture précédente pour y insuffler le plaisir du dynamisme narratif. Cependant, bien que par des chemins souvent opposés, tous les deux exprimaient une césure définitive par rapport aux conventions artistiques et culturelles du Moyen Âge. L’individualisme de leurs figures, chacune marquée par une expression et des traits caractéristiques, brisait l’esprit « communautaire-égalitaire » gravé dans la tradition chrétienne ; en même temps, une perspective empirique et rudimentaire, ainsi qu’un soin inouï pour les détails matériels introduisaient les hommes et les objets représentés dans une narration qui, pour la première fois, se voulait « historique ».

Fig.1 Notre-Dame la Brune, Aleyrac, Drôme (France), photo J.S. Baldi, DR

Fig.1 Notre-Dame la Brune, Aleyrac, Drôme (France), photo J.S. Baldi, DR

Plus qu’au hasard, les intersections entre de tels parcours – séparés par les traditions, les choix et les goûts – semblent attribuables à l’évolution des mentalités : non pas curieuses et fortuites coïncidences, mais plutôt traces (Ginzburg 1980) d’idées nouvelles, indices d’autant plus révélateurs parce que largement involontaires. Difficile de croire, en effet, que les similitudes entre les soldats sur le côté droit des crucifixions du polyptyque Orsini (Simone Martini, Anvers, Musée des Beaux-Arts) et de la Chapelle des Scrovegni (Giotto, Padoue) soient fortuites ou juste dues à un registre conventionnel. Les nombreuses différences soulignent plutôt la distance à la fois entre les deux artistes par rapport aux répertoires les plus répandus. L’élégante figure gothique peinte par Martini – probablement Longin, qui lève la main pour se montrer converti face aux autres personnages armés – et le personnage bien rond de Giotto, en train de déchirer la tunique du crucifié, ne partagent ni la posture, ni l’esthétique, ni l’identité. Pourtant, ils sont habillés d’une manière très semblable, avec une longue veste sous une légère cuirasse dont les rajouts – les humerales et les pteruges – couvrent les épaules et les cuisses. D’une part, il serait inutile de rêvasser aux analogies inspirées par de profondes réflexions sur le temps, l’histoire et les détails les plus adéquats à l’évocation « philologique » de la mort du Christ ; mais, de l’autre, force est de constater que Giotto et Martini voulaient représenter des soldats romains dans leurs armures, qui ne ressemblaient pas du tout à celles en vogue dans l’Italie du début du XIV siècle. Et, dans l’absence de modèles et de possibilités de reconstruire, par force d’imagination, les vêtements d’un légionnaire ou d’un centurion romain, ils ont imité les tenues militaires des Byzantins, à la fois incarnation de l’Orient chrétien, figures devenues reconnaissables grâce aux Croisades, et héritiers autoproclamés de la Rome impériale.

Fig.2 Notre-Dame la Brune, Aleyrac, Drôme (France), arcades, cliché J.S.  Baldi, DR

Fig.2 Notre-Dame la Brune, Aleyrac, Drôme (France), arcades, photo J.S. Baldi, DR

Le procédé est absolument nouveau, voire déconcertant. En effet, l’art religieux médiéval, dans l’impossibilité d’imaginer les détails physiques d’époques anciennes et « matériellement » inconnues, avait tendance à reproduire des figures stéréotypées (comme les femmes et les Vierges enveloppées dans de grands manteaux anonymes), dont les caractéristiques vestimentaires étaient  actualisées (Koslin et Snyder 2008). La césure est, dans le domaine de l’imaginaire, tellement novatrice et délicate, qu’elle survit difficilement à la césure physique et générationnelle que la grande épidémie de peste opère en Europe vers la moitié du XIV siècle. Autour de 1360-1380 – une fois morts, tous les successeurs directs des traditions que Martini et Giotto avaient répandues entre Padoue, Rimini, Assise et la Toscane – les crucifixions de Jacopino dè Bavosi alternent le retour au stéréotype de projeter dans le passé les tenues militaires de l’époque du peintre (comme dans le tableau au Philadelphia Museum of Arts – Fredericksen et Zeri 1972 : 100), et le choix de faire allusion à l’Orient, par le biais de vêtements excentriques (comme les chapeaux pointus des chevaliers du tableau au Musée du Petit Palais d’Avignon – Longhi 1935).

L’idée de représenter le passé comme radicalement autre par rapport au présent s’affirme par une progression lente, pleine d’hésitations, mais clairement lisible pendant l’Humanisme. Comme en témoignent la crucifixion de Van Eyck (1430), celle de Fra Angelico (San Marc, Florence, vers 1440), de Mantegna (au Louvre, environ 1457-59), ou la crucifixion Thyssen de Colantonio (autour de 1460). Les soldats y sont habillés soit avec des cuirasses de tradition romano-byzantine, soit avec des armures et des turbans turcs. À une tendance de plus en plus développée en ce sens, la Renaissance a ajouté le goût du réalisme et de la reconstitution philologique : les crucifixions de Maarten van Heemskerck (1543, Gand) ou de Tintoret (église Saint Cassien, Venise, 1565-1568) présentent désormais des soldats habillés selon la mode turque ottomane ou selon, celle des equites d’époque romaine. D’une part, la navigation, l’expansion coloniale et l’esprit de Croisade contre les Turcs avaient rendu relativement populaires les détails vestimentaires du Levant ; de l’autre, la (re)découverte d’antiquités, « antiquailles », monnaies et statues anciennes avaient offert un modèle pour imaginer et représenter les soldats d’époque romaine.

Fig.3 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), photo J.S. Baldi, DR

Fig.3 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), photo J.S. Baldi, DR

Il ne s’agit pas d’une évolution des codes de la peinture ou de l’art – les crucifixions en ce sens ne sont que des indices parmi d’autres 1 – mais d’un changement du rapport à la matière et au temps. Si, d’un côté, la représentation de l’altérité lointaine dans l’espace géographique devenait de plus en plus précise, de l’autre elle perdait son statut de seule et unique possibilité de figurer l’altérité tout court, dans la mesure où l’ « autre » du passé, lointain dans le temps historique, commençait à devenir imaginable, « concevable » dans sa diversité.

Enargeia-évidence, grande fracture et généalogies modernistes

La nouvelle césure est définitive. Au-delà de la volonté éventuelle d’actualiser une scène antique avec des finalités idéologiques ou « pathétiques », les choses et les hommes du passé (re)commençaient à devenir familiers, visibles, comme incarnés. La réification du passé – trait typique de l’approche des antiquaires (Momigliano 1984) – ne visait pas qu’à la connaissance de l’Histoire lisible dans les livres, mais aussi, et surtout à la fréquentation sensible de cette même Histoire, à la décomposer en histoires personnelles ou circonstancielles, tangibles, reconstructibles, dont on pouvait faire l’expérience (Shanks 1992) 2.

Fig.4 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), arcades, photo J.S.  Baldi, DR

Fig.4 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), arcades, photo J.S.
Baldi, DR

C’est la naissance de l’imaginaire archéologique en tant que communication sensitive et corporelle entre présent et passé par le biais des choses : restes, bribes de matérialité, ruines, fragments disposés en palimpsestes à la fois incomplets et en mesure de suggérer une re-construction du passé. Avant d’élaborer son propre statut épistémologique, avant même d’être une discipline et une pratique, l’archéologie a été une sensibilité, un contact avec les choses et leur capacité à convoyer et assembler expériences, gestes, objets, existences, faits spécifiques dans leurs contextes généraux. La culture matérielle se substituait ou, du moins, se rajoutait aux textes comme source d’histoire, en raison de la prédisposition des choses à exprimer sous forme d’évidence le caractère d’enargeia (la vivacité et vividité), auparavant demandée à toute description et narration historique (Ginzburg 2006 : 18-23) 3. La matérialité permettait d’envisager une recherche du passé qui ne visait plus qu’à raconter, mais aussi à percevoir une réalité dans laquelle les choses sont impliquées, imbriquées, enchevêtrées (Hodder 2012).

Mais, cette même césure dans l’imaginaire collectif, qui, sur le plan matériel, développait des moyens nouveaux et concrets d’interroger et toucher le passé, établissait sur le plan temporel la perception d’un gouffre entre la vie actuelle et celle des hommes et des choses d’auparavant. Paradoxalement, la sensibilité archéologique moderne 4 se constituait comme un pont  vers une autre sensation typiquement moderne, celle d’une séparation fondamentale entre passé et présent : une fracture basée sur des « révolutions coperniciennes, discontinuités épistémologiques et différences de significations si radicales que rien du passé ne semble survivre » (Latour 1993 : 68).

Fig.5 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), restes d'animaux,  photo J.S. Baldi, DR

Fig.5 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), restes d’animaux,
photo J.S. Baldi, DR

Il ne s’agissait (il ne s’agit) pas tant de la conscience du caractère incomplet et partiel de toute documentation archéologique, ni du constat des limites scientifiques de toute reconstitution du passé. La dichotomie entre passé et présent n’est qu’une des antinomies (sujet/objet, homme/chose, esprit/matière, culture/nature etc.) qu’une sensibilité moderniste a érigé en schéma binaire pour la compréhension de la réalité. C’est un système qui ne peut qu’avoir une nature intimement asymétrique, du moment où un élément est toujours perçu comme prévalent sur l’autre, selon un ordre prétendument rationnel, mais, relevant d’un jugement de valeur. De la même manière que le sens commun moderniste accordait une priorité morale à l’esprit « créateur » sur la matière « inerte », ou à la culture des « civilisés » sur la nature brute des « primitifs », la séparation entre sombre passé et présent lumineux et moderne, ne pouvait qu’instaurer une supériorité de ce dernier. Et, entre les gens du passé et ceux du présent – entre Eux et Nous, – la séparation était le gage d’un dispositif idéologique mis en place pour jouer en notre faveur.

Dans les disputes sur la supériorité des anciens ou des modernes, la langue et la littérature (Boileau, Racine, de la Fontaine d’un côté et Perrault, Fontenelle et Saint-Sorlin de l’autre) n’ont été qu’un prétexte pour aborder les institutions, les sociétés, les manières de vivre. Et l’idée des modernes comme des « nains sur les épaules de géants » – une citation savante que Perrault fit de Bernard de Chartres (Makouta-Mboukou 2003 : 98 note 1, 152), – n’a été que la consécration d’une Modernité qui s’érigeait désormais en modèle idéologique, et qui rendait hommage à la généalogie culturelle – l’Antiquité grecque et latine – qu’elle-même s’était fabriquée. Tandis que les « primitifs » du passé préhistorique, comme ceux du monde extra-européen, que les premières fouilles archéologiques et l’expansion coloniale rendaient désormais proches, ne rentraient pas dans la lignée que la Modernité occidentale s’était bâtie à reculons (Verhoeven 2010).

Un imaginaire opportunément épuré

La construction d’une généalogie culturelle opportunément épurée pour des raisons d’ordre idéologique, n’était qu’un aspect 5 de l’antisepsie du passé, opérée par l’esprit moderniste. L’insistance winckelmannienne et néoclassique sur la blancheur luisante de marbres qui étaient couverts par les couleurs les plus vives quand ils étaient encore habités, observés et touchés, n’est pas une simple erreur, une faute, comme il y en a dans toute reconstruction archéologique. Tels la nostalgie et le romantisme émus face à des vestiges imaginés comme sombres, majestueux et néogothiques, – même où ils avaient eu un aspect modeste, radieux ou ordinaire -, ne relèvent pas d’une banale surinterprétation. Dans les deux cas, l’imaginaire archéologique se construisait manifestement par force d’idéalisation, en purifiant le passé des attributs esthétiques et matériels jugés inappropriés pour la sensibilité courante.

L’inspiration que, d’une part, Canova ou David et, de l’autre, Schiller, Bellotto ou Pérez Villaamil trouvaient dans des modèles mythifiés et mystifiés par les goûts de leurs époques, rentre bien évidemment dans les échanges réciproques que présent et passé ne cessent d’avoir. Mais dans le rapport entre le présent, qui travaillait sur les restes anciens, et le passé, qui œuvrait sur la culture moderne et l’influençait, l’asymétrie en faveur du présent opérait, en stérilisant les émotions et les sentiments des humanités passées. Puisque, même si les dispositions esthétiques d’une époque et son imaginaire archéologique sont fortement imbriqués, ils demeurent des éléments distincts. L’un des risques que l’asymétrie moderniste entre passé et présent a engendré, consiste dans le façonnage d’une image (savante et collective) moraliste, polie, idéale du passé : non pas une représentation de ce qu’il a été, mais plutôt de ce qu’il aurait dû être – ou devrait être aujourd’hui, pour être recevable. Et, une fois encore, entre les personnes du passé et du présent – entre Eux et Nous – c’est Nous qui prenons asymétriquement le dessus.

Fig.6 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), alentours, cliché ,  photo J.S. Baldi, DR

Fig.6 Saint-Georges de Bachoura, Beyrouth (Liban), alentours,
photo J.S. Baldi, DR

Le but d’une entreprise aussi énorme n’est certainement pas une tentative posthume d’édulcorer les vies des « autres » du passé : ce que Nous faisons n’est qu’en notre faveur. Changer le passé – d’une manière plus ou moins profonde et volontaire, mais toujours consciente – équivaut à changer le monde, y tracer des clivages simples et rassurants entre le bien et le mal, et conforter idéologiquement la posture qui est la nôtre. L’archéologie se confronte tous les jours aux ruines qui, par définition, sont indices de désastre, perdition, décadence d’une personne ou d’une communauté. Mais, dans la plupart des cas, les vestiges anciens sont traités de manière aseptique et neutre. En y voyant à la fois, la réalisation de personnages « importants » – qui les ont laissés comme traces délibérées de leur passage dans ce monde – et le contexte général, l’expression globale d’une époque, ses savoirs, sa mentalité dominante ou courante (et les deux éléments ne coïncident pas forcément).

Rien au sujet de la douleur, de la satisfaction, de la jouissance, des problèmes, des succès, des déceptions des individus qui ont produit, utilisé, vécu les vestiges… Il n’est pas question de fantasmer au sujet des énormes marges d’humanité immatérielle qui résident au-delà de l’écart entre matérialité et reconstruction archéologique : n’étant pas des êtres humains, les choses ne pourront jamais les restituer dans leur intégralité émotionnelle. Les choses – le seul biais par lequel appréhender la plupart des « autres » du passé – ne sont pas non plus un simple contexte générique (Gupta et Ferguson 2002). Et élargir la notion d’individu à ceux qui n’ont jamais officiellement lié leurs noms à des vestiges, et n’ont jamais laissé de trace dans un texte – les préhistoriques, les analphabètes, ceux qui résidaient hors du discours officiel sur l’histoire –ne représente pas un but dérisoire (Ginzburg 2006 : 155).

Ruines sans émotions et émotions sans ruines

Le seul changement nécessaire ne concerne ni le plan méthodologique ni celui interprétatif, mais, juste la perspective à mettre en oeuvre : accorder aux « autres » du passé, à la fois leur différence et le même niveau d’humanité et vérité que l’on accorde à nous-mêmes. L’image d’une archéologie compassionnelle et apitoyée est autant comique qu’inutile. Ses outils neutres – plans, mesures, datations, typologies etc. – sont aussi efficaces pour façonner un imaginaire archéologique complexe et non épuré que pour fabriquer des mythologies rassurantes et asymétriques. Par le biais de ces instruments, l’archéologie construit souvent un imaginaire de ruines passées dévidées d’émotions et d’émotions présentes dépourvues de ruines.

D’une part, les stigmates passés d’incendies, violences, abandons et longues crises économiques ou environnementales, que tout site porte inscrits dans ses ruines, sont souvent observés à travers le froid écart moderniste qui nous sépare du passé. De l’autre, les mêmes traces présentes de douleur, instabilité et souffrance sociale ou psychologique, qui continuent comme dans toute autre époque à produire des ruines, sont négligées, fuies, niées, chassées de l’espace public et abordées à travers un éloignement qui en nie les aspects matériels. De ce point de vue, une maison préhistorique brûlée représente un parfait contexte archéologique où un évènement soudain a « arrêté le temps », et les corps piégés dans les décombres, écrasés par l’effondrement des parois représentent un « hasard chanceux » qui fait exulter les archéologues sur place et suggère un lien entre la maison et ses propriétaires. De l’autre, une maison d’aujourd’hui détruite et incendiée est un paysage solitaire, souvent abandonné en raison de la tragédie qui a « arrêté le temps », où les corps mutilés, les débris et les éboulis sont l’expression de l’horreur qui nous « menace depuis l’intérieur » (Kristeva 1986 : 372) et pousse à fuir les lieux.

Il ne s’agit que de deux volets spéculaires d’une même stratégie visant à « épurer » l’histoire. La matérialité du passé – tangiblement actuelle mais chronologiquement et émotivement distante – est privée de son statut de réalité et, au mieux, peut représenter, tandis que la matérialité du présent – chronologiquement et émotivement proche mais physiquement marginalisée – est fuie et délaissée en raison de ce qu’elle est dans sa réalité. Par cette voie, le processus de patrimonialisation d’une ruine ne se produit qu’une fois cette dernière purifiée de tous ses traits quotidiens – plus ou moins douloureux, mais jamais en harmonie avec la lumineuse rhétorique officielle.

Les restes de l’abbaye de San Galgano ou ceux de Notre Dame la Brune (Aleyrac, diocèse de Die, Drôme, France – Fig. 1-2) représentent le côté lumineux de l’histoire : la diffusion des ordres monastiques au XIIe siècle, l’expansion des institutions religieuses de Sienne et Lyon, les progrès architecturaux qui se répandent, des campagnes médiévales de plus en plus présentes dans l’exploitation des phénomènes de pèlerinage, le temps arrêté sur un Moyen Âge à la beauté lancinante. Les lieux sont assez célèbres, mais aucune mémoire officielle n’inclut les vies qui y sont liées : les mineurs qui ont extrait le minerai, les charretiers qui l’ont acheminé, les tailleurs de pierre et les maçons qui l’ont travaillé. Pas plus que les moines, les paysans, les prostituées, les fidèles, les malades, les vendeurs les jours de marché, les baptisés, les inhumés, les pèlerins qui ont eu chaud et froid, ont vécu et sont morts, témoins des destructions violentes et des longs abandons, …infiltrations d’eau et crises politiques.

De même, dans l’impossibilité de construire un imaginaire conciliatoire et aseptique autour de l’église syriaque catholique Saint Georges à Beyrouth (Bachoura, Liban – Fig. 3-6) 6, ses ruines sont la manifestation poignante d’une guerre abjecte et féroce (1975-1990) : pillages qui n’ont  même pas épargné les portes, dalles et autels ; incendies qui ont ravagé et défiguré le centre d’une communauté marquée par les persécutions et les diasporas. Squelettes d’animaux rongés par d’autres animaux. Ce temps arrêté sur un mal volontairement perpétré et un paysage d’une tristesse lancinante.

Le lieu est délaissé et méconnu. Aucune mémoire officielle ne pourra  inclure les vies qui y sont liées : les prêtres, les patriarches, le voisinage, les chanteurs, les jeunes élégamment habillés les jours de fête, les baptisés, les inhumés, les fidèles qui ont eu chaud et froid, ont vécu et sont morts. Témoins des destructions violentes et, derrière les rideaux des immeubles voisins,  encore témoins du long abandon. Ils sont une présence « vacante » et une absence encombrante : les impacts des balles n’ont même pas été couverts par de l’enduit, les luminaires dans la rue sont en permanence allumés, même le jour, comme ils l’étaient pendant la guerre, pour relever les coupures d’électricité – dans l’attente de la prochaine coupure, de la prochaine guerre.

Entre Eux et Nous – de la distance à la vie de tous les jours

L’imaginaire archéologique asymétrique – qui entre Eux et Nous se structure exclusivement en fonction de Nous – tend à figurer des vies édulcorées à partir des ruines du passé et à cacher les ruines présentes, pour rester dans le déni de ce qu’il ne peut pas embellir. Dans les deux cas, le refus de toute mise en perspective se fait par une distance (Ginzburg 2001) factice, employée comme un confortable outil de défense contre la réalité telle qu’elle est et a été : fabrication d’une artificieuse distance émotive par rapport aux vies passées et maintien d’une distance physique par rapport aux ruines présentes.

Dans le présent comme dans le passé, il n’existe aucune obligation de regarder l’abîme qui regarde en nous, de le contempler directement, de près et sans filtres, de le toucher, de le connaître. En d’autres termes, il n’existe aucune obligation de faire recours à l’archéologie, qui n’est qu’un moyen spécifique d’étude. Elle est juste un outil, une pratique de communication avec les choses et, par le biais d’elles, avec les hommes du passé. D’une part, les échanges entre Eux et Nous ne sont pas toujours nécessaires ; de l’autre, le dispositif archéologique en soi, comme tout instrument, doit être évalué dans son efficacité, utilité et praticabilité au cas par cas, en relation aux enjeux, aux finalités, aux implications et conséquences (économiques, politiques, contextuelles etc.).

Un outil parmi d’autres, mais avec sa spécificité : le pouvoir de communication des choses ne dépend pas que de nous et agit de manière subtile, imperceptible, irréversible. Bien qu’imbriqués les uns dans les autres, hommes et choses appartiennent à des univers distincts et, face aux choses, on n’a pas d’anticorps : la pratique d’une communication par les choses avec les hommes du passé implique l’acceptation du risque intrinsèque à toute communication avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, et par un moyen que l’on ne maîtrise pas. Au fond, toutes les stratégies et les dispositifs idéologiques modernistes pour élaborer une perception du passé conforme à ce qui est acceptable dans le présent, ne sont que des arrangements pour endiguer le pouvoir d’enargeia-évidence de la matérialité quotidienne. La culture matérielle manifeste, rend publique, familière et connue la réalité lointaine et, par le même procédé, dévoile l’étrangéité des éléments les plus communs et triviaux (Graves-Brown 2011 : 132).

L’oscillation entre la familiarisation avec l’altérité et l’aliénation de ce qui est habituel comporte une gêne permanente, un constant changement de perspective : c’est la manifestation matérielle – et par conséquent dérangeante, parce qu’indéniable – du caractère insaisissable, l’indicible de l’ordinaire. Cet ordinaire est une réalité toujours autre par rapport à Nous, inconnue parce que trop lointaine dans l’espace ou dans le temps, tacite parce que trop douloureuse et honteuse, trop singulière et étrange, trop banale et commune – toujours trop marginale et cachée pour être officielle et être dite.

La capacité de la matérialité à montrer et rendre manifeste la réalité, son pouvoir implicite à la transmettre, ont été la matrice de l’imaginaire moderne et archéologique, qui s’est alimenté de culture matérielle et l’a choisie comme source complexe pour re-construire les vies des hommes du passé. Mais, en même temps, cette irréductible, subtile disposition des choses à concrétiser la perception de la réalité a été le danger que l’esprit moderniste a essayé de contrer et évincer pour façonner un imaginaire idéologiquement assaini, afin de préserver son propre discours officiel sur l’histoire. L’acceptation du pouvoir d’enargeia-évidence exercé par la culture matérielle ne peut que passer par le refus de la distance employée comme arme d’idéologie asymétrique. Et par l’octroi aux hommes passés du droit à l’altérité et à une existence aussi réelle que la nôtre. En définitive, il s’agit d’une banalité archéologique : accorder le même statut à Eux et à Nous et accepter qu’entre Eux et Nous les distinctions sont juste chronologiques, culturelles, individuelles, mais pas d’ordre ontologique. Des différences énormes, qui pourtant ne relèvent d’aucune antinomie substantielle entre Eux et Nous, archéologiquement tous confondus dans une réalité matériellement enchevêtrée, dans un emmêlement d’altérités.

Au-delà des tentatives consolatoires de reconstituer un imaginaire tolérable, dans le cas où une approche archéologique de la réalité – à savoir une contemplation de l’abîme – se rende utile, l’absence de filtres idéologiques 7 peut se révéler troublante, mais pas dangereuse en soi. Si « l’étrange, le troublant est quelque chose de secrètement familier, qui a subi la répression et ensuite, de là-bas, est revenu » (Freud 2003 [1919] : 146), il est peut-être parfois salutaire d’observer, rencontrer matériellement et faire rentrer dans l’imaginaire cet abysse (qu’il soit horrible ou agréable) de vie quotidienne.

Finalement, l’abîme n’est que l’ordinaire. Et entre Eux et Nous il n’y a que du temps et de la vie – celle de tous les jours.


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1 Le même parcours peut être suivi dans la sculpture (de Wiligelmo jusqu’à Benvenuto Cellini), dans la poésie (entre Dante et l’Arioste) ou l’histoire (entre Joachim de Flore ou Otton de Freising et Guichardin).

2 Et, même dans les livres, le passé était investigué comme une ressource pratique à redécouvrir, avec des finalités disparates mais concrètes, qui comprenaient les plans des villes (Vitruve) et les manœuvres militaires (César), comme des aphorismes remarquables et les descriptions d’objets quotidiens (Martial), ou les soins pour les hémorroïdes (Hippocrate et Galène).

3 L’enargeia, notion située à la limite entre historiographie et rhétorique chez Aristote, Polybe ou Quintilien, était définie déjà par Cicéron (Partitiones Oratoriae, 20) comme inlustratio et evidentia, la « partie du discours qui met le fait devant les yeux ». Le glissement de ce concept vers celui d’évidence (au sens de Hartog 2005, mais aussi du mot qu’en italien, français ou anglais indique la « preuve » au sens archéologique) comporte un retour à la signification du terme enargēs dans Homère : une « présence manifeste » (Zanker 1981).

4 Dans l’Antiquité, la réflexion sur le temps (sed fugit interea, fugit irreparabile tempus – Virgile Géorgiques, 284) est, bien évidemment, un thème très couru. Mais dans l’épopée de Gilgamesh, comme dans l’Ecclésiaste, en Hésiode, Thucydide, Sénèque, Marc Aurèle, saint Augustin ou Avicenne le flux temporel n’est jamais associé à l’idée de la différence du passé, à récupérer dans ses caractères propres. Pour la perception grecque – qui concevait l’ « autre » en tant que « barbare » – comme pour celle arabe – qui n’accordait pas vraiment d’intérêt aux époques préislamiques – le passé n’était pas une ressource matérielle à exploiter et reconstruire dans ses détails concrets.

5 Il s’agit d’un aspect violent, qui vise à établir par force d’apriorismes une « origine » et une « identité » exclusives, avec pour finalités d’exclure l’ « autre » : minorités internes ou majorités externes au prétendu groupe d’appartenance. Mais, il s’agit néanmoins du procédé le plus banal, régi par les mêmes manipulations de l’histoire que déjà l’anthropologie coloniale découvrait chez les « autres » (Robertson Smith 1885) et négligeait à l’intérieur de son propre monde. Issue de ce même système d’idées coloniales, la discipline archéologique est depuis longtemps en mesure de fournir des outils pour déconstruire et critiquer la culture dite « occidentale ».

6 Merci I.M.-G.

7 Sans dogmes nationalistes, religieux, sectaires ou tout simplement réfractaires à la perception des aspects fâcheux pour notre propre posture et condition, l’imaginaire façonné sur la base de la culture matérielle est moins rassurant, plus complexe et nuancé.

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