Sandrine HILDERAL-JURAD1
Post-doctorante en Aménagement de l’espace et urbanisme
CRH – LAVUE UMR CNRS 7218
La Trace-mémoires est en abîme. […] Les gestes, les habitudes, les métiers, les savoirs silencieux, les savoirs corporels, les savoirs-réflexes, les symboles, les emblèmes, les paroles, les chants, la langue créole, le paysage, les arbres anciens, les sociétés mutualistes, les champs de canne, les quartiers…autant de Traces-mémoires qu’il nous faudra aujourd’hui apprendre à reconnaître, répertorier, et explorer, dans le but de tisser patiemment la complexité ouverte de nos patrimoines créoles.2
Patrick Chamoiseau
Guyane : Traces-Mémoires du bagne
« Entre enfouissement et valorisation du patrimoine ordinaire ». Ces deux registres, annoncés dès le titre du présent dossier, sont sans doute surprenants puisqu’ils opposent d’emblée deux traitements différenciés des objets patrimoniaux. Ils introduisent, par l’énoncé d’un paradoxe, l’existence de tensions et de contradictions liées à la mise en patrimoine tout en incluant ce processus au sein d’un même espace : celui de la ville de Fort-de-France. En outre, il est question de se référer à l’héritage urbain le moins bien connu et reconnu de la ville, autrement dit le « patrimoine ordinaire ».
Or, le patrimoine de la ville de Fort-de-France est d’une richesse étonnante, voire même déroutante. Il met en scène les profondes transformations sociale, spatiale et géographique d’une société urbaine en pleine mutation. Bien que constitué d’éléments composites, ce patrimoine s’inscrit aussi dans un « continuum culturel »3. La notion de « continuum » introduit l’idée de circulation, de diffusion et de transmission de la mémoire des lieux dans le temps. Mais, au regard du contemporain, comment distinguer le « patrimoine ordinaire » dans l’espace urbain foyalais4 ? Quelle lecture pouvons-nous faire de ce patrimoine ?
Marquée par le fait colonial, Fort-de-France est remarquable pour les « strates »5 successives qui composent son tissu urbain et contribuent à la hiérarchisation des différents groupes sociaux dans l’espace. Souvent abordés d’un point de vue architectural, dont la diversité et l’éclectisme suscitent l’intérêt des architectes, des urbanistes ou des sociologues et géographes de l’urbain, les réflexions et débats officiels sur la ville – élevant le centre historique d’époque coloniale au rang de lieu de mémoire – ne manquent pas depuis le début des années 2000. Lui conférant, dans le même temps, son statut patrimonial. C’est ce qu’a révélé notre analyse des politiques de renouvellement urbain ainsi que leurs effets sur la préservation des objets et des repères attachés au patrimoine culturel matériel, immatériel et naturel de Fort-de-France (cf. tableau 1). Cependant, un vide persiste sur les quartiers environnants pourtant intégrés à la dynamique de projets élaborée dans le cadre des politiques urbaines et patrimoniales récentes.
Une fois ce constat posé, précisons que la réflexion que nous voudrions amorcer ici porte sur les quartiers d’habitat populaire jouxtant le centre d’époque coloniale. Dans ces quartiers, certains vestiges du passé sont mis à l’écart alors que d’autres font autorité dès lors qu’il s’agit de maintenir ou d’enfouir les signes d’occupation des couches les plus démunies, tels que nous en héritons. De fait, la question de la mémoire urbaine, de la patrimonialisation et de la mise scène des quartiers populaires hérités des années 1950 se pose avec une constante acuité. Elle appelle à son tour celle de l’instrumentalisation de la mémoire des lieux sans pour autant restreindre les conceptions en matière d’aménagement urbain et patrimonial à cet unique aspect.
L’entrée privilégiée est celle de l’inscription dans le temps et dans l’espace des vestiges du passé persistant ou non en dépit de l’effacement des anciens modes d’existence des populations issues du milieu populaire et de l’évolution des projets politiques et territoriaux. Il s’agit de favoriser l’ouverture de nouvelles perspectives d’approche des lieux témoins des anciens modes d’occupation d’une catégorie de population perçue comme « les minoritaires entrés dans la ville par le bas »6, bien que désignées, au plan statistique, comme quantitativement majoritaire. L’intérêt est d’enrichir les savoirs sur les pratiques et les usages du patrimoine ordinaire ainsi que sur les représentations des anciens quartiers d’habitat populaire.
Les cas d’étude
Compte tenu des différents projets de rénovation urbaine, une série d’études de cas a permis l’analyse des transformations de cinq quartiers remarquables. Nous avons centré notre réflexion7 sur les quartiers d’habitat social des Hauts du Port et de Bon Air, sur le lotissement des Terres Sainville et sur les quartiers autoconstruits de Trénelle et Rive Droite. Ces quartiers sont distincts les uns des autres du fait de leur localisation – qui renseigne sur les logiques d’implantation – et de leurs formes urbaines – qui expliquent les logiques d’inscription des vestiges du passé dans la morphologie contemporaine et dans l’histoire de la ville de Fort-de-France.

Figure 1 : Des quartiers différenciés
Jugés comme insuffisamment intégrés, ces quartiers sont concernés par des interventions urbaines définies par les cadres nationaux des politiques publiques de l’habitat et du logement et font l’objet de traitements différenciés de la part de l’action publique locale. En dépit de la persistance d’obstacles comme l’occupation désordonnée et sans titres de terrains publics, de difficultés d’accessibilité et de circulation ainsi que du manque d’équipements et de l’insuffisance ou de l’état de dégradation voire de l’obsolescence du parc de logements, les interventions urbaines passées ou en cours mettent en évidence les formes de recompositions sociale et spatiale à l’œuvre dans l’espace urbain.
Aussi, ce dossier tente de lever l’ambiguïté liée aux enjeux de reconnaissance et d’identification des vestiges du passé, à partir d’une relecture du renouvellement urbain et des projets d’aménagement mis en œuvre dans les quartiers populaires de Fort-de-France, entre 1950 et 2010. Il s’agit d’éclairer les usages et les pratiques des différents acteurs : collectivités locales, bailleurs et citadins eux-mêmes en restituant les manières de concevoir la patrimonialisation dans leurs variantes nationale et locale ou historique. Le processus de renouvellement urbain est ici considéré comme la résultante de choix politiques qui se sont déroulés dans un cadre historique, géographique, socio-économique et culturel spécifique. L’enjeu majeur – que je cherche à montrer ici – est abordé sous l’angle du politique.
Cherchant à apporter un regard neuf sur l’aménagement urbain et patrimonial des quartiers d’habitat populaire – souvent considérés comme peu pourvus, voire dépourvus de patrimoine -, la démarche vise à mettre en lien les transformations et les héritages urbains afin de donner à voir ce que l’on garde et que l’on efface de manière intentionnelle ou non. À partir de la notion halbwachsienne de « trace urbaine »8, nous nous proposons donc d’apporter un éclairage sur les restes, sur les résidus de mémoire urbaine, sur ces traces du passé qu’il s’agit, dans un premier temps, de définir puis, dans un second temps, de décrypter.
« Faire traces »…une définition opératoire
Depuis les années 1950, un certain nombre de projets urbains d’envergure ont été décidés dans le cadre des politiques publiques. L’action publique nationale appliquée au plan local a marqué une rupture avec les méthodes de l’urbanisme d’époque coloniale. Dans ce contexte, l’État et ses services déconcentrés ont eu un rôle prépondérant dans la prise de décision. Les choix et partis d’aménagement ont privilégié le développement des espaces non bâtis et la démolition de zones d’habitat auto-construit existant [un habitat anciennement considéré comme des bidonvilles par les acteurs publics] en vue de la reconstruction d’ensembles architecturaux et urbains dits « modernes ».
Les projets urbains poursuivis, au cours des années 1970-1980, avaient quant à eux pour ambition d’accompagner les transformations sociales et spatiales de la ville. Ils ont contribué à la reconfiguration de la géographie et de la fonctionnalité de ces anciens quartiers populaires. Puis, une nouvelle conception à la fois sociale et spatiale du développement urbain a accompagné la mise en œuvre des projets urbains à partir des années 1990, en agissant sur les normes de confort et sur le niveau d’équipement du parc de logement.
Au tournant des années 2000, l’équipe municipale de Fort-de-France a entrepris une politique de valorisation tant urbaine que sociale et de marketing territorial, par la mise en chantier du Grand Projet de Ville (GPV), afin notamment de donner une meilleure image à la ville.
L’ensemble de ces politiques a contribué soit à l’effacement soit au maintien de lieux témoins de pratiques sociale et urbaine attachées aux catégories issues du milieu populaire. En considérant la multiplication des projets d’aménagement urbain et patrimonial ainsi que la diversité des acteurs impliqués au cours de cette période, nous avons montré, qu’au même titre que les traces archéologiques, il existe des traces urbaines répertoriées à partir des quatre catégories suivantes :
– les traces architecturales, associées aux caractéristiques architecturales de l’habitat populaire à travers, d’une part, les formes du logement social autrement dit celles des immeubles et des logements sociaux initialement produits par l’État, les bailleurs sociaux et la municipalité et, d’autre part, l’habitat autoconstruit (mézon koudmen trad. maison coup de main, érigée dans le cadre de l’entraide communautaire) conçu et produit par les citadins eux-mêmes, en dehors des techniques et savoir-faire de l’architecture savante ;
– les traces urbanistiques, attachées aux agencements des différents éléments urbains (la voirie, le parcellaire, le bâti) qui permettent d’expliquer le maintien ou l’effacement de leurs caractères irréguliers dans l’espace géographique et physique étudié ;
– les traces sociodémographiques, liées aux caractéristiques démographiques et aux profils socio-économiques des groupes affectés par les réponses institutionnelles apportées dans le cadre des politiques publiques de l’habitat et du logement et qui, dans le même temps, contribuent à désigner ces populations ;
– les traces identitaires, ancrées dans les formes langagières, les formes sensibles et les formes de créativité urbaine à travers les mots et les expressions (français-créole), les représentations, les pratiques et les usages attachés aux anciens modes d’occupation de ces territoires.

Figure 2 : Les strates urbaines successives,
à travers l’exemple des traces architecturales au quartier Rive Droite
À partir de ces quatre catégories, un glissement s’est opéré. Nous avons cessé de porter notre regard uniquement sur « ce que sont les traces », aux plans typologique et morphologique afin de comprendre « comment on fait trace », sous l’angle de l’identification, de l’appropriation, de la légitimation et du réinvestissement.
Les enjeux de la reconnaissance d’une identité culturelle locale
Au plan national, l’année 1959 marque les débuts d’une politique publique de la culture étatique avec notamment la création du ministère de la Culture. Dans une perspective historique, 1946 est une date importante pour la compréhension des politiques culturelle et patrimoniale menées en Martinique et de leur évolution au plan régional. La Martinique devient un département français. Cependant les repères et réflexions sur le patrimoine mettent en évidence des logiques de représentation culturelle divergentes entre les institutions patrimoniales nationales, régionales et locales. Pourtant longuement mûri, les débats actuels sur les cadres locaux de la patrimonialisation signent l’aporie de l’objet patrimonial. En ce sens, la question patrimoniale n’est pas abordée à l’identique suivant l’espace et l’échelle d’analyse pris en considération (cadres métropolitains, régionaux ou locaux). La politique patrimoniale de Fort-de-France a émergé, dans un contexte de modernisation du cadre bâti dans les secteurs les plus dégradés de la ville. Ce contexte a eu des incidences sur l’aménagement urbain et patrimonial des quartiers populaires.
Dans le champ patrimonial, la mise en cohérence des initiatives nationales et locales se traduit par la définition de cadre d’inscription, de synergies et d’actions collectives qui nécessitent un accord consensuel entre les principaux acteurs patrimoniaux et leurs partenaires. Les efforts de coordination des politiques patrimoniales se traduisent par la constitution et la publication d’un corpus documentaire à visée patrimoniale. Ces documents portent la signature des acteurs publics nationaux et locaux. Ils renseignent sur le rôle et l’image qu’ils souhaitent donner et leur manière d’investir le devant de la scène urbaine et patrimoniale. L’investissement de cette scène publique est marqué par une offre culturelle de plus en plus importante. L’inflation de l’offre culturelle se manifeste par la mise en place d’animations et d’événements permettant de vivre, de faire vivre et dans une autre mesure de « consommer » les héritages urbains par leur mise en tourisme9. Néanmoins, la difficulté majeure consiste à construire un socle commun de référence et d’actions dans ce champ.
C’est au travers d’une approche transversale de ces différentes visions que les formes de communication, d’échanges et de circulation se révèlent. L’angle de vue privilégié est celui de l’identité et de la culture comme voie d’accès à la mémoire collective. Mais une question se pose avec acuité : « Qui a besoin de l’« identité » ? »10. L’anthropologie et, plus spécifiquement l’anthropologie sociale et culturelle11, a déjà mis en évidence l’ambiguïté du besoin d’identité et l’ambivalence de ces deux concepts. Pour éclairer la notion d’identité, Stuart Hall situe sa réflexion hors d’une vision essentialiste. L’auteur affirme que « les identités ne sont jamais unifiées mais au contraire, dans la modernité récente, de plus en plus fragmentées et fracturées ; jamais singulières, mais construites de façon plurielle dans des discours, des pratiques, des positions différentes ou même antagonistes »12 et souligne que la réponse se trouve dans « la centralité de la question de la puissance d’agir [agency] et de la politique »13.
En interrogeant le discours, les pratiques et les formes de territorialisation du pouvoir politique local, force est de constater que la municipalité resserre ses intérêts sur l’identité culturelle de son territoire pour donner une cohérence et développer sa politique d’aménagement tant urbain que patrimonial. À ce titre, la mémoire du poète et homme politique Aimé Césaire14, par exemple, occupe une place particulière dans le processus de reconnaissance sociale de l’identité. Ce référent identitaire et culturel remplit une fonction à la fois politique et mnémonique qui fait consensus au plan local. D’ailleurs la municipalité de Fort-de-France ambitionne d’ériger la statue monumentale de ce dernier – Aimé Césaire – à la place de la Savane15. Mais derrière cet apparent consensus patrimonial, des logiques et des discours très différenciés se chevauchent et se côtoient. En ce sens Stuart Hall souligne que « c’est précisément parce que les identités sont construites à l’intérieur et non à l’extérieur du discours qu’elles doivent être comprises comme étant produites par des lieux historiques et institutionnels spécifiques, au sein de formations et pratiques discursives spécifiques, au moyen de stratégies énonciatives spécifiques. Elles apparaissent en outre dans le jeu des modalités spécifiques du pouvoir, et sont donc davantage le produit de la différence et de l’exclusion que le signe d’une unité identique, constituée naturellement ‒ une identité au sens traditionnel (une similitude inclusive, continue, sans différenciation interne) »16. Ces logiques différenciées renvoient aux manières de se représenter l’espace urbain, de refaire la ville sur la ville dans son rapport étroit avec les différentes strates successives qui la constitue. Bien qu’ambivalents, il s’agit avant tout de choix stratégiques et positionnels.
De fait, les objets plus ordinaires ont besoin d’une mobilisation historique mais aussi de l’identification et de la reconnaissance de leur valeur patrimoniale pour être reconnus. Au regard du contexte historique et de la dynamique territoriale des quartiers populaires de Fort-de-France, la réalité sur le terrain montre que la vision des acteurs locaux (citadins, associations ou les animateurs et les médiateurs culturels) qui s’y inscrivent n’est pas celle des institutions patrimoniales comme les musées et les centres d’Archives ni celle des Architectes des Bâtiments de France. Les premiers, autrement dit les citadins, les associations ou les animateurs et les médiateurs culturels contribuent à la patrimonialisation en préservant des valeurs morales, des traditions et des pratiques transmises par les ascendants. Les seconds, autrement dit les institutions patrimoniales régionales et départementales, participent à la protection de la propriété littéraire et artistique, des archives, des monuments historiques ou du patrimoine des Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager (ZPPAUP). Au centre de ces enjeux, la municipalité doit composer, au plan politique, avec les décalages, les tensions mais aussi les formes de tolérance qu’impliquent les différentes mobilisations de l’histoire et les orientations patrimoniales déployées. En règle générale, les négociations prennent la forme de débats participatifs, de réunions de concertation et d’information, dans la perspective d’inscrire des signes matériels et de marquer symboliquement l’espace urbain. Ces logiques d’acteurs contribuent ainsi au renforcement de l’identité politique de la municipalité, en imposant une hiérarchisation des objets, des pratiques et des modes opératoires en matière de préservation des objets patrimoniaux.
La perte d’éléments du « patrimoine ordinaire » ou des fragments de mémoires en conflit ?
La circulation des référents identitaires ainsi que leurs modes de représentations sur la scène urbaine et politique locale aboutit à la normalisation des registres culturels et des repères urbains et patrimoniaux entre les acteurs de l’aménagement urbain et du patrimoine. Dans ce contexte, nous assistons à une forme de « re-patrimonialisation », au-delà même du processus de réinvestissement des quartiers populaires clairement affichée par les autorités publiques. Ce processus trouve un sens dans la partition entre deux espaces d’expression distincts : la sphère culturelle et la sphère patrimoniale. Elles ont une influence différenciée sur la hiérarchisation des valeurs attribuées aux pratiques et objets patrimoniaux. Si la normalisation des référents identitaires fédère du point de vue du signifiant, il n’en est pas ainsi dès que l’on se rapporte au signifié, autrement dit en ce qui concerne l’intention des différents acteurs en présence (autorités nationales et locales, institutions muséales, associations et habitants). Les enjeux de la patrimonialisation mettent en évidence la multiplicité des pratiques de réinvestissement et de revendications identitaires.
En revanche, le consensus s’exprime plus clairement entre les sphères culturelles de niveau équivalent tant au plan des compétences, des savoirs, des savoir-faire que des pratiques de patrimonialisation. Cette réalité montre aussi que le surgissement et la consolidation des anciens quartiers populaires est un pan controversé de l’histoire urbaine de la ville. Il ne s’agit pas uniquement d’un processus mis en œuvre par les catégories populaires elles-mêmes. Cette fabrication est également le fait des élites sociales et politiques qui se réapproprient ces espaces urbains.
En ce qui concerne le patrimoine matériel foyalais, le discours officiel reconnait qu’il ne se limite pas qu’aux maisons urbaines remarquables aussi qualifiées de maisons de qualité. Si les autorités locales admettent que les quartiers populaires sont porteurs d’un héritage d’une remarquable richesse, le manque de projet et d’initiative à destination de ces quartiers montre que la question de la conservation au plan matériel est minorée comparativement à l’ampleur des réflexions, des travaux et projets entrepris sur le patrimoine moderniste ou les anciennes maisons bourgeoises de la ville basse. Cet héritage urbain est également distinct du patrimoine muséal et monumental officialisé ou de celui reconnu plus généralement par l’institution des monuments et sites historiques. Par ailleurs, le patrimoine d’époque coloniale est reconnu de longue date.
Pour ce qui est du « patrimoine matériel ordinaire », la municipalité ne nie pas les objets de la vie quotidienne. Elle les légitime. Par conséquent, les pratiques populaires influencent les actions « patrimonialisantes » officielles. Néanmoins, ces légitimations compromettent les intérêts stratégiques des acteurs de l’aménagement urbain et patrimonial. Si ces acteurs contribuent à la conservation des éléments matériels du patrimoine institutionnalisé, considéré comme prestigieux et de qualité, en revanche ils n’hésitent pas à recourir à la démolition du bâti dans les anciens quartiers populaires. Or les outils et dispositifs de démolition impliquent la perte par effacement des traces matérielles du passé. Ces deux logiques patrimoniales a priori antinomiques expliquent les différentes formes de mise en mémoire du « patrimoine ordinaire » foyalais. En somme, ces deux logiques patrimoniales coexistent, mais elles n’ont pas la même signification pour les acteurs et les groupes sociaux. Elles ne se situent pas au même niveau dans les représentations ni dans les pratiques et formes de réinvestissement de l’espace urbain.
Des logiques contradictoires entre les représentations et la symbolique de ce « patrimoine ordinaire »
Depuis les années 1950, les traces matérielles anciennes laissent place, peu à peu, aux traces immatérielles et à une mémoire que l’on peut rattacher à un passé immémorial, puisque ces traces immatérielles ne perdurent avec force que dans la symbolique des lieux et dans les représentations individuelle ou collective. En outre, ces représentations et formes de mise en mémoire prennent une dimension culturelle et symbolique signifiante dans le cadre du processus de patrimonialisation.

Figure 3 : Le patrimoine culturel immatériel,
un des domaines privilégiés de la patrimonialisation à Fort-de-France
Cependant, la patrimonialisation s’opère majoritairement par la réaffirmation et le réinvestissement des éléments urbains et architecturaux modernes ou témoins de l’urbanisme d’époque coloniale au détriment de la fabrication urbaine d’émanation populaire. Toutefois, les quartiers d’habitat populaire sont omniprésents dans le discours politique et sont largement au cœur des débats relatifs aux programmes de renouvellement urbain. Mais ils ne sont pas toujours abordés comme un « bien commun » d’émanation populaire hérité de l’inscription passée de ce corps social et pouvant faire l’objet d’une conservation. Ils sont approchés sous l’angle de quartiers en difficultés sociales et économiques qu’il s’agit de revitaliser par le biais notamment des investissements publics ou privés et la création d’activités socio-économiques. En ce sens, ils sont perçus comme une ressource « valorisable ».
Certes, l’ambition est de renouveler les espaces urbains les plus dégradés, de les remettre aux normes de confort, de qualité, de durabilité ou de salubrité. Pourtant, il existe un hiatus entre les objectifs des politiques urbaines nationales, les stratégies urbaines municipales et les effets de la patrimonialisation au plan local sur la mémoire des quartiers populaires. Sans doute, implique-t-il une inégale capacité des groupes sociaux à laisser une trace représentative de leur appropriation et de leur inscription dans l’espace social. Mes résultats le laissent à penser.
Ces divergences se manifestent par des conflits de mémoire consubstantiels de logiques patrimoniales inversées. Cette inversion du sens des transformations urbaines permet de réinterroger les logiques de mise en mémoire et de patrimonialisation spécifiques aux quartiers populaires. Elle traduit les différences de traitement de ces héritages urbains qu’il s’agisse du parc d’habitat social que du parc autoconstruit. À titre d’exemple, les quartiers Rive Droite ou Trénelle, qui n’ont pas été conçus pour durer ou devenir des marques, gardent les traces des anciens modes d’occupation des classes populaires autrement dit, il s’agit d’un habitat évolutif, adapté par les ménages au gré des conjonctures économiques ou en fonction des techniques de construction et des matériaux disponibles. En revanche, la démolition programmée des grands ensembles du quartier Bon Air (accession à la propriété suite la vente des logements sociaux par le bailleur et projet de démolition en vue de la construction d’un éco-quartier) remet en cause l’usage et la fonction initiale de ces grands ensembles sociaux.
En conclusion, soulignons qu’en dépit des changements liés au contexte de prise de décision, à la mise en place de la consultation et de la participation des habitants, l’effacement des traces matérielles s’amplifie. Cela pose la question des formes de conflictualité attachées à la conservation des traces urbaines inscrites dans les quartiers populaires ; la représentation et la définition qu’en donnent les acteurs de la patrimonialisation demeurent objet et sujet d’une forme de dualité.
Bibliographie
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Résumé
Les quartiers populaires de Fort-de-France ont évolué, mais les vestiges des anciens modes d’occupation des groupes sociaux issus de ce milieu n’ont pas complètement disparu. Des traces architecturale, urbanistique, sociodémographique et identitaire persistent dans le système morphologique contemporain. L’identification de ce « patrimoine ordinaire » – constitué d’éléments matériels, immatériels et naturels – permet de rendre compte de l’effacement ou de la pérennité de ces composantes dans les différentes strates urbaines situées à la périphérie du centre historique d’époque coloniale. Parmi les traces relevées, celles qui sont mises à l’écart se distinguent de celles qui font autorité dès lors qu’il s’agit de maintenir ou d’enfouir les marqueurs culturels des couches les plus démunies telles que nous en héritons. Ces vestiges sont la résultante de recompositions sociales et spatiales plus ou moins brutales et sont réinvestis voire réappropriés dans le cadre des projets urbains et patrimoniaux récents.
Mots clés
« Politique urbaine », « patrimoine ordinaire », « mémoire populaire », « traces matérielle/immatérielle », « Fort-de-France ».
Présentation
Après une maitrise de géographie obtenue à l’Université des Antilles et de la Guyane, Sandrine Hilderal-Jurad choisit d’entamer un DEA « L’Urbanisme et ses territoires », à l’Institut d’Urbanisme de Paris. Elle s’inscrit ensuite en thèse de doctorat afin d’approfondir ses recherches sur l’aménagement urbain et patrimonial de Fort-de-France (Martinique) et est accueillie au Centre de Recherche sur l’Habitat (UMR CNRS 7218). Depuis la soutenance de sa thèse le 22 mars 2013 à l’Université Paris X Nanterre-La-Défense, elle est post-doctorante et s’intéresse notamment à la morphogenèse des établissements des communautés métisses du Canada (Chaire de Recherche du Canada sur l’Identité Métisse, USB, Winnipeg).
Glossaire17
Créole adj. (esp. criollo)
1/ Personne de race blanche, née dans les colonies intertropicales (Antilles). 2/ Système linguistique mixte provenant du contact du français, de l’espagnol, du portugais, de l’anglais, du néerlandais avec des langues indigènes ou importées (Antilles) et devenu langue maternelle d’une communauté (opposé à pidgin et à sabir).
Créoliser v. pron. (de créole)
Prendre certains caractères du créole, en parlant de la langue d’où provient le parler. Dér. Créolisation. n.f.
Héritage n.m. (de hériter, lat. hereditare)
1/ Patrimoine laissé par une personne décédée et transmis par succession, action d’hériter. 2/ Immeuble par nature faisant ou non l’objet d’une succession. 3/ Ce qui est transmis comme par succession.
Hybridation n.f. (de hybride)
Croisement fécond, naturel ou artificiel (zootechnique, horticulture), d’animaux ou de plantes, de races ou de variétés différentes.
Hybride adj. (lat. hybrida)
1/ Se dit d’un individu provenant du croisement de variétés, de races, d’espèces différentes. 2/ Mots hybrides, formés d’éléments empruntés à deux langues différentes. 3/ Composé de deux éléments de nature différentes anormalement réunis ; qui participe de deux ou plusieurs ensemble, genres, styles.
Marque n.f. (de marquer)
1/ Signe matériel, empreinte mise, faite sur une chose pour la distinguer, la reconnaître ou pour servir de repère. 2/ Trait, repère fait sur le sol (pour régler certains mouvements). 3/ Signe infamant que l’on imprimait sur la peau d’un condamné. 4/ Signe attestant un contrôle, le paiement de droits. 5/ Signe distinctif appliqué sur une chose par celui qui l’a fait, fabriquée.
Mémoire n.f. (lat. memoria)
1/ Faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passes et ce qui s’y trouve associé ; l’esprit, en tant qu’il garde le souvenir du passé. 2/ Ensemble de fonctions psychiques grâce auxquelles nous pouvons nous représenter le passé comme passé (fixation, conservation, rappel et reconnaissance des souvenirs). 3/ Faculté collective de se souvenir. 4/ Dispositif permettant de recueillir et de conserver, dans les calculatrices (ordinateurs, etc.), les informations destinées à un traitement ultérieur ; le support de telles informations.
Métisse adj. (bas lat. mixticius, de mixtus « mélange »)
1/ Qui est mélangé ; qui est moitié d’une chose, moitié d’autre chose. 2/ Qui est issu du croisement de races, de variétés différentes dans la même espèce. Dont le père et la mère sont de races différentes.
Métissage n.m. (de métis)
Croisement, mélange de races.
Patrimoine n.m. (lat. patrimonium)
1/ Biens de famille, biens que l’on a hérités de ses ascendants. 2/ L’ensemble des droits et des charges d’une personne, appréciables en argent. 3/ Ce qui est considéré comme un bien propre, comme une propriété transmise par les ancêtres.
Trace n.f. (de tracer, lat. class. trahere)
1/ Suite d’empreintes ou de marques que laisse le passage d’un être ou d’un objet, chacune de ces empreintes, de ces marques. 2/ Marque laissée par une action quelconque. Ce à quoi on reconnait que quelque chose a existé, ce qui subsiste d’une chose passée. 3/ Très petite quantité perceptible.
[1] HILDERAL-JURAD Sandrine, Traces et politiques urbaines actuelles dans les quartiers populaires hérités des années 1950 à Fort-de-France (Martinique), Thèse de Doctorat sous la co-direction de Yankel FIJALKOW (Pr) et de Denis MARTOUZET (Pr), Université Paris X, Nanterre-La Défense, 2013, 630 p.
[3] BONNIOL Jean-Luc, « Situations créoles, entre culture et identité », CÉLIUS Carlo A., Situations créoles, pratiques et représentations, Nota bene, 2006, p. 49-59.
[4] Foyalais, foyalaise : natifs ou habitants de Fort-de-France. Relatif à Fort-de-France, aux foyalais (es).
[6] De VILLANOVA Roselyne, VERMÈS Geneviève (dir.), Le Métissage interculturel, créativité dans les relations inégalitaires, Paris, L’Harmattan, 2005, 245 p.
[7] HILDERAL-JURAD Sandrine, « Traces et morphologies urbaines à Fort-de-France », Revue Culture et Recherche, Ministère de la Culture et de la Communication, n° 126, Patrimoines des Outre-mer, 2012, p. 38-39.
[9] Par exemple, l’office du Tourisme propose un nombre de plus en plus important d’activités culturelles autour du patrimoine : « Le service Culture et Patrimoine de la ville de Fort-de-France et l’Office du Tourisme de la ville ont organisé le dimanche 30 janvier 2011, le 1er ‘Rallye du Patrimoine’. L’objectif de cette manifestation ouverte à tous est de permettre au public d’appréhender les notions de Patrimoine et s’instruire sur les quartiers foyalais de manière ludique. La municipalité y voit également l’occasion pour tout un chacun de prendre conscience de ce qui nous entoure et d’éveiller l’intérêt du public pour les biens culturels et leur conservation’. Le rallye se déroulera en voiture avec des équipages allant de 7 à 77 ans. Au programme des questions, énigmes, chasse au trésor et des épreuves sportives à partager en famille ou entre amis ». Extrait du site officiel de l’Office du Tourisme de la ville de Fort-de-France.
[10] HALL Stuart, Identités et cultures, politiques des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2007, p. 270.
[14] À la suite de Victor Sévère (1943-1945), Aimé Césaire (26/06/1913-17/04/2008†) a été le maire de la ville de Fort-de-France entre 1945 et 2001 et député entre 1945 et 1993. Puis, Serge Letchimy (2001-2010) et de Raymond Saint-Louis-Augustin (depuis 2010) lui ont succédé. Serge Letchimy et Raymond Saint-Louis-Augustin appartiennent eux aussi au Parti Progressiste Martiniquais (PPM). Ce parti a été fondé par Aimé Césaire en 1958 après qu’il eut quitté le Parti Communiste Français (PCF). Inspiré de l’anticolonialisme, du nationalisme et des valeurs démocratiques de l’époque, la vision socialiste du maire de Fort-de-France l’a amené à prendre en considération, dès le départ, le problème du développement socio-économique, politique et culturel de l’île de la Martinique.
[15] Lieu emblématique de la vie sociale et urbaine de Fort-de-France. Cette ancienne Place d’Armes a été transformée en espace public arboré et verdoyant et accueille la Statue de l’impératrice très controversée, Joséphine de Beauharnais, accusée d’avoir contribué au rétablissement de l’esclavage dans l’île.