Sylvaine Conord
Photographe, Maître de conférences en sociologie à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Membre de l’équipe Mosaïques, UMR LAVUE (CNRS, 7218)
Texte de Guylaine Dartevelle
Chercheur MSH Paris-Nord

Disparition – Gare de déportation de Bobigny (Seine-Saint-Denis, France), photo ©Sylvaine Conord, juillet 2013.
C’est une photographie d’un jour d’été. D’un jour de convoi ordinaire. Ou plutôt, c’est une image. Mais une image qui nous regarde, qui nous emplit, qui nous questionne. Une image au sol. At|terrée.
D’abord, quel est ce désordre. Comme un désordre de la pensée qui semble violent, comme issu du fracas, de l’abîme. D’une lutte. D’un désordre ultime.
Mais ce n’est pas une plage où les vagues rejetant des débris après une tempête, ni un glacier dont des objets réapparaissent avec le temps. C’est un lieu de l’extrême, un lieu extrême. Un lieu qui n’a pas de limite. Qui n’est ni « ancien » ni objet de patrimoine, ni conservatoire. Pourquoi un rail et l’absence de son frère parallèle ; ces pierres entrechoquées, cet abandon, cette espèce de rectangle métallique qui n’a pas de sens, perforé, troué, mais comme nos mémoires, avec cette impression de blessant, de contendant.
Car il y a blessure. Infirmité et cassure irréparable ; qu’aucune tentative de « réparation » ne pourra combler, ni effacer.
Un rail, un train. Le début de la route des camps1 ; ce début et cette fin qui ont la même image un rail infirme de nous. Un rail tu(e)teur, un rail tueur.
A Birkenau, le sol « dégorge encore de la misérable richesse des victimes des SS »2 ; ici aussi nous aurions pu retrouver des couverts, des fragments de verres, peut-être même des mouchoirs, du papier, des crayons…
Ce sont toujours les mêmes rails, partout en Europe, qui nous font penser dans leur horrible banalité qu’il n’y a rien à voir. On aura vu des centaines de photos, de films, lu des textes…mais la terre va se charger de dégorger encore l’horreur ; elle en a vu d’autres, elle est là pour çà. On croit enterrer, mais çà revient… L’archéologie est là pour nous rappeler, nous éclairer3. Freud l’avait suggéré. Walter Benjamin, anticipant son propre destin l’avait rappelé.
….
Reste la fleur-étoile, cette touffe, cette « Rose de personne »4 :
Odeurs d’automne, muettes.
La fleur-étoile, non brisée, passa
entre lieu natal et abîme à travers
ta mémoire
1 Le rail n’est pas une route mais une « voie » [une « via »] dans ce contexte je la relie à la Lagerstrasse A, évoquée par Georges Didi-Huberman, Ecorces, 2011, p.39 .
2 Jean-François Forges, Guide historique d’Auschwitz, cité dans Georges Didi-Huberman, op.cit., p.64.
3 Georges Didi-Huberman, idem, p.64.
4 Paul Celan, Die Niemandsrose [« La Rose de personne »], 1963.
» Cela ne dit rien et pourtant on écoute. N’apparaît pas et pourtant on regarde. On n’entend et ne voit le monde que parce qu’on n’écoute et ne cherche à voir d’abord – que Ce qui ne dit rien, que Ce qui n’apparaît pas. »
Roger Munier, Pour un psaume
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belles pensées pour vous, vous demeurez présente dans le cœur ami